: oc .(P^^'r^ ^ < ce ^1^ REVUE DE PARIS, REVUE DE PARIS. >^H QUATRIEME ANNÉE. — TOME III. A BRUXELLES. LOUIS HAUMAN ET COMP*. 1832. VWVWVVX VV\VV»VV\VV\WVWV«.WVVVVWVV^ VV\V*/V»V»VV\VWVV\VV*»A*WVVW V » « RELATION DE L'EXPÉDITION DE L'ATLAS. ( AFRIQUE, ALGEB. ) La distribution des drapeaux se fit par un de ces jours resplendissans du soleil d'Afrique. L'armée était rangée en bataille sur la plage ; la mer tranquille ressemblait à un miroir ardent. Un silence religieux régnait; on n'entendait que le murmure des flots, qui venaient doucement bai- gner le rivage; mais au milieu de ce calme, dans cette attente solennelle , les mouvemens des cœurs se peignaient dans les yeux, sur les visages brunis des soldats. Ce fut un spectacle imposant que de voir les drapeaux tricolores se déployer bruyamment au souffle du vent du nord et s'avancer avec orgueil vers les centres des ba- taillons. Mais lorsque les tambours battirent aux cbamps; lorsque les mots. Présentez vos armes! retentirent dans 6 REVUE DE PARIS, l'air ; lorsque deux éclairs rapides coururent sur la ligne avec le bruit du fer , et que les nobles drapeaux s'incli- nèrent, l'e'motion alors fut profonde dans nos cœurs, une seule voix se fit entendre , et l'explosion fut soudaiue ; les cris de Vive le drapeau tricolore! éclatèrent de toutes parts sur la plage. L'apparition du drapeau tricolore excita à l'armée d'A- frique le même enthousiasme qu'en France. Il fut reçu parles jeunes soldats comme un vieil ami. Eh! ne fut-il pas à nous tous l'ami de notre enfance? Nos souvenirs du premier âge sont inséparables des impressions que fit sur nous le glorieux drapeau. Qui ne se souvient de l'avoir vu penché sur son berceau? qui dans ses jeux ne l'a fait flottter au dessus de sa tête? Il était de toutes les fêtes, le drapeau tricolore^, de tous les plaisirs, de tous les tra- vaux. Qui n'a prêté une oreille avide aux rtcits merveil- leux de ses courses lointaines? qui ne se rappelle l'avoir vu passer du midi au nord de l'Europe avec de vieux ba- taillons, et avoir senti dans son jeune cœur le désir de le suivre? Nos jeunes soldats, en recevant le drapeau tricolore, brûlaient de prouver qu'ils n'en étaient pas indignes. Sous ce même ciel africain il avait brillé de tant d'éclat , il était connu; c'était à eux à soutenir le prestige de sa vieille gloire : aux grands noms des pyramides, d'Abou- kir, d'Héliopolis, écrits sur ses riches couleurs, ils espé- raient ajouter un nouveau nom. Ils devaient combattre sous les yeux d'un général qu'ils avaient appelé de tous leurs vœux, du général Clauzel, qui voulait aussi faire connaissance devant l'ennemi arec sa jeune armée. Mais l'administration difficile d'Alger réclamait encore ses soins, et l'expédition de l'Atlas résolue se fit quelque temps at- tendre. On partit un beau jour d'automne. Le 17 du mois de novembre 183o , vers les sept heures du malin, la foule remplissait la place du Gouvernement , la foule turbulente LITTÉRATURE. 7 avec ses milliers de têtes qui remuent , avec ses flots qui vont et qui viennent, avec son bruit confus de voix; la foule irritable et bavarde , car le sang de l'Arabe est chaud et sa langue verbeuse. C'était cette population si bigarrée d'Alger , ce mélange de couleurs , de religion , de costu- mes; des noirs, des blancs, des cuivrés; des juifs, des chrétiens, des musulmans; le kbeja brillant du maure , le burnous du Bédouin, la veste ronde du Marseillais, as- semblage bizarre qui offrait le spectacle le plus extraordi- naire. Que de vœux divers formés au fond des cœurs ! Plus d'un Maure dissimulait mal sa joie et riait dans sa barbe , car on avait dit: « Les Kabyles de l'Atlas sont in- domptables, jamais les Français ne passeront les portes de fer. On les attend dans un étroit passage où ils seront écrasés sous d'énormes rochers qu'on fera rouler sur leurs têtes. 1) Mais déjà les chevaux hennissaient , réjouis par l'air frais du matin. Le mamelouk. Jousouf attirait tous les regards. Il était monté sur son cheval arabe à la lon- gue crinière, qui, piaffant avec légèreté, saluait de la tète l'orient. La bonne grâce de Jousouf et son air d'au- dace accréditaient le bruit d'une aventure de harem très-piquante , qu'il avait eue à la cour de Tunis et qui l'avait obligé de se réfugier à Alger. Le jeune musulman, en entrant en campagne avec nous , semblait s'être paré pour un rendez-vous d'amour. Le général Clauzel parut, avec le chef de l'état-major- général, le lieutenant-général Delort; on monta à cheval. Nous parcourûmes la longue rue de Babazoum, dont les habitans , presque tous marchands , ont beaucoup gagné à notre séjour à Alger. Ils saluèrent le général en chef par des cris de joie : c'était nous dire qu'ils regardaient notre cause comme la leur. Nous eûmes bientôt atteint le corps d'expédition sur la route de Bélida. Il était composé de huit mille hommes environ de toutes armes , dont sept mille d'infanterie divisés en trois brigades, aux ordres des généraux Achard, Monk d'Uzer et Hurel; de deux 8 REVUE DE PAUIS. batteries d'artillerie, dont une de montagne, de deux compagnies du génie , des chasseurs et des zouaves. Le lieutenant-colonel Admirault commandait l'artillerie, le lieutenant-colonel Dupeau commandait le ge'nie. Tonte ces troupes étaient sous les ordres du lieutenant-général Boyer. L'aga d'Alger vint joindre le général en chef dans la belle plaine de la Mitidja, et son nombreux état-major se mêla au nôtre. Tous les officiers de l'aga étaient cou- verts de leurs grands burnous blancs ; leurs visages cui- vrés, entourés d étoffes d'une blancheur éclatante, qu'une corde de laine brune en forme de turban retenait sur la tête, recevaient de ces contrastes une expression singu- lière. On eut dit des géans montés sur de tout petits che- vaux légers comme le vent; et leurs fusils, d'une lon- gueur prodigieuse, incrustés d'argent et portés debout, la crosse appuyée sur la cuisse, comme on représente les anciens chevaliers, la lance haute, ajoutaient à leur physionomie sauvage. L'aga et le nouveau bcy de Tiltery portaient avec eux tout l'éclat, tout le luxe de l'Orient. Sans trop composer leur maintien, ils avaient dans leurs personnes toute la dignité naturelle aux Orientaux. Mais on trouve rarement chez eux une tête qui pense. Nous arrivâmes le soir à Boufarik , lieu de la plaine de Mitidja entièrement découvert. On n'y voyait qu'un ma- rabout, un petit bosquet, et un grand arbre qui prouvait la végétation vigoureuse de ce pays, arbie séculaire qui avait prêté son ombre à plusieurs générations d'Arabes dans ce désert. Le terrain était parfaitement sec. l'air sain; il y avait de l'eau, et un peu de bois pour les bi- vouacs. L'endroit avait été merveilleusement choisi pour y passer la nuit à la belle étoile. Les trois brigades se placèrent militairement, ositions. Le col était ahor- dable de front , et pouvait être tourné sur la gauche par les hauteurs. L'avant garde reçut l'ordre d'attaquer pin- la route; plusieurs bataillons des première et deuxième LITTÉRATURE. 21 brigades furent envoyés sur la gauche. Nos fantassins de- vaient être déjà accablés de lassitude ; il n'y parut pas , je vous assure; rien ne délasse comme un ordre d'attaque. Ils s'élancèrent sur ces montagnes hérissées de ronces , de ro- chers, d'où partaient les coups de fusils à bout portant , avec la joie d'une troupe d'écoliers qui s'épand dans un grand pré , bien uni. Ils furent bientôt couverts par les broussailles ; mais la fusillade faisait voir le chemin qu'ils gagnaient. Elle commença au pied de la montagne et puis on la vit s'élever , aller cà et là , vagabonde ; on la perdait un instant de vue ; elle semblait se cacher, et tout à coup reparaissait sur tous les points avec ses mille éclairs , avec ses tourbillons de fumée blanchâtre; et quand elle fut arrivée au sommet, on ne pouvait le croire; mais on vit briller les pantalons rougi s , le drapeau tricolore; tout cela courait sur les crêtes, et les points blancs disparais- saient comme on voit des flocons de neige se fondre au soleil. Pendant que ces bataillons faisaient de si beaux feux sur la mont;igne , l'avant garde ne se souciait guère de rester , l'arme au bras , à les regarder faire. On lui avait dit pourtant d'attentlre , avant d'attaquer , que les som- mets des hauteurs de gauche fussent occupés par nos troupes. Mais comment entendre la fusillade et le tambour qui bat lu charge , comment voir des camarades qui cou- rent cà et là et font si bien courir les Rabvles, et rester immobiles devant une position formidable, où il y a de si bons coups lie fusil à gagner , devant deux pièces de canon qui vous regardent la gueule béante ? Ajoutez que le gé- néral commandant la première brigade, le général Achard, était un de ces hommes intrépides, pleins de feu, vrai général d'avant-garde, avec son sang chaud et sa belle tête de soldat. On partit avant le temps. Le chemin était étroit, diilicile, bien gardé par les Turcs échelonnés sur toute la longueur. Il fut attaqué avec audace , avec témérité, et défendu avec courage. H y eut beaucoup de sang répandu. TOME III. 3 22 REVUE DE PARIS. Les boulets , les balles semblaient tomber du ciel et re- montaient en haut , comme ces grêlons qui dansent entre deux nuages d électricité différente, et grossissent, attirés et repoussés sans cesse avec un bi uil d'orage. Les coups de Icu retentissaient et se prolongeaient dans les monta- gnes ; le bruit était continu; on eût dit que leurs flancs étaient creux. Nos braves pourtimt gagnèrent rapidement du terrain ; mais arrivés à un chemin excessivement raide et étroit, ils avaient bien de la peine à avancer; ce fut alors qu'ils jetèrent leurs sacs, et qu'ainsi allégés ils atta* quèrent avec une nouvelle furie , tête baissée, on peut le dire, car pour voir devant eux ils étaient obligés de lever prodigieusement la tête. Ils n'arrivèrent pas tous en haut; plus d'un fut arrêté dans sa noble course et servit de degré au drapeau tricolore. Mais à son dernier soupir il put le voir flotter sur l'Atlas ; la nuit arrivait , sa journée était achevée ; il s'endormit du sommeil du brave. Honneur à ceux qui sont morts dans ce combat, la France les mentionnera dans les fastes de sa gloire , l'Arabe dans ses contes merveilleux ! Leurs tombeaux , si haut pla- cés, seront toujours dans ces contrées un sujet d'élonuement. L'armée entière n'arriva sur les hauteurs qu'à la nuit. En suivant la gorge qui avait été enlevée si vaillamment , on avait de la |)eine à le concevoir. Il semblait (ju'une cen- taine d'hommes pouvaient rendre cette position imprena- ble. Lorsque le général en chef paitsa , les soldats qui avaient emporté le col en descendaient pour venir chercher leurs sacs. « Les braves gens! dit le général. )• Il fallait les voir dans ce moment : comme le sentiment d'une belle ac- tion ennoblissait leurs traits! ils souriaient et cherchaient dans les yeux du général en chef la récompense des braves. Au-delà du col de Ténia on descend dans une vallée qui est entourée de pics très-élevés; ils furent occupés par l'armée ; le quartier-général s'établit dans la val.ée. De là nous vîmes s'allumer tout autour de nous, aux som- mets des montagnes , les feux des bivouacs , qu'on eût pris pour de nouvelles étoiles apparaissint tout à coup a LITTÉRATURE. 23 la voûte du ciel. La nuit ëlait belle ; l'aspect imposant de ces lieux, l'impression récente du combat, un juste sen- timent d'orgueil , remplissaient le cœur de nobles émo- tions; l'imagination était exallée, l'ordre du jour du gé- néral en chef vint compléter ces sensations sublimes. »i Soldats! les feux de vos bivouacs, qui, des cimes de *> l'Atlas, semblent se confondre avec la lumière des » étoiles , annoncent à l'Afrique la -victoire que vous ache- « vez de remporter sur ses barbares défenseurs, elle sort » qui les attend. 1» Vous avez combattu comme des géans , et la viotoirc « vous est restée !!! Vous êtes , soldats, de la race des f> braves, les dignes émules de» armées de la révolution ï> et de l'empire. « Recevez le témoignage de la satisfaction , de l'estime « de votre général en chef. » Le lendemain le réveil du camp eut quelque chose de ravissant. La diane se faisait entendre au-dessus de nos têtes; ses doux roulcraens semblaient s'approcher, puis fuir tout à coup, revenir encore et s'évanouir , selon le caprice des vents. Le drapeau tricolore , qui était le pre- mier objet qu'orj cherchât à son réveil, étincelait sur les trois pics , dont les cimes colorées de pourpre , ressem- blaient à d'immenses phares. Bientôt les soldats furent debout, dispos et joyeux. Les propos plaisans circulaient ; ils regardaient de tous leurs yeux ce tableau magnitique, et étaient payés de bien des peines. Dans ce beau pays , l'air frais du matin , l'horizon en feu , et par momens des brises odorantes, font toujours sur l'ame une vive im- pression; on oublie la peine de la veille, on ne pense pas à la fatigue du jour. La vie du soldat elle est belle , nia foi! avec un peu d'enthousiasme , c'est une vie d'artiste. Nous quittâmes sans regret ces monts de l'Atlas , pour aller chercher de nouveaux spectacles. La deuxième bri- gade resta seule au col, et garda cette position importante. J.-L. LuGàif ) Officier d'artillerie attaché à l'état-inajor-géaéral. V%/VV\'VV\VVVVVVVkVVV\t'VVtVVVlVVV%VV%^V«V.VVVtVVVVVVVVVVVVVVVV%V«> itlabemoi^jcUe be iViav^nn. NOUVELLE EXTRAITE DES MÉMOIRES DE MAXIME ODIK. PREMIER ÉPISODE. — LES CARBON ARI. Levifinlérêt que je prenais aux nobles résistances des peuples contre les envahissernens de Napoléon, et qui m'a- vait conduit à Venise, à la fin de 1808, ne me faisait point oublier que j'étais Français, el que la terrible confldgration ù laquelle une partie de l'Europe se préparait alors coû- terait du sang à mes compatriotes. En admirant la ligue armée qui se formait dans le silence au nord de l'Italie , je m étais promis de n'y prendre aucune part active; et je ne pensais le plus souvent qu'à poursuivre mes explo- rations de voyageur naturaliste sur les longues grèves de l'Illyrie, dans des contrées à peine connues des savans et des poètes. C'était, avecle besoin de me dérober enfin aux poursuites obstinées de la police impériale, moins vigi- lante et moins rigoureuse dans les pays conquis que sous LITTÉRATIJRK. 25 les yeux tic soq maître , le seul objet tie ma rëcente émi- gration. Je ne pouvais cependant m'arrachcr de Venise et on comprendra aisément pourquoi : j'étais encore une fois amoureux, quoique Amélie n'eût pas cessé d'être présente à ma mémoire depuis le jour qui nous avait séparés à jamais. Il y a des mystères incompatibles en apparence dans le faible cœur de l'homme. Parmi les anciens émigrés qui m'avaient accueilli avec bienveillance, en considération de ma qualité de Français, de mes opinions et de mes malheurs, il en était un qui m'inspirait le plus profond sentiment de respect et d'af- fection , et je puis le nommer sans inconvénient, contre mon habitude, sa famille , entièrement étrangère à celle qui porte encore le même nom , étant depuis long- temps éteinte, à l'exception d'une seule personne qui ne me lira jamais, et qui n'entendra plus parler de moi. C'é- tait M. de Marsan. M. de Marsan, dont quelques vieux courtisans sesou- viennent peut être, avait été un des plus brillans oificiers de la maison militaire de Louis XVI. Sa belle Bgure, ses belles manières , son esprit , son courage , l'avaient fait remarquer dans un temps et dans une cour où ces heu- reuses recommandations personnelles n'étaient pas fort rares. Il leur dut un avancement rapide qui n'excita au- cune réclamation , et un établissement considérable que tout le monde approuva. Sa fille, née en 1788, fut tenue sur les fonts de baptême, au nom de la reine de France, par celle des amies de cette auguste et infortunée sou- veraine qui jouissait du crédit le mieux alTermi à Ver- sailles. La lille de M. de Marsan s'appelait Diane. M. d<; Marsan cassé d'ailleurs par les fatigues delà guerre , était vieux en 1808; il s'était m irié à trente-cinq ans , et avait ptrdu trois enfans avant que le ciel lui ac- cordât la fille unique dans laquelle s'étaient enfin concen- trées toutes ses affections. Mme de Marsan, attachée au service de mesdames sœurs du roi, avait peu survécu à 3. 26 REVUE DE PARTS. leur établissement à Tricste. Elle les précéda au tom- beau. Le vieil émigré retirait au moins quelque proBt de ses longues infortunes : il était devenu philosophe. Assez riche, à son gré, d'une aisance modeste, sagement préservée par des précautions prises à propos de la catastrophe univer- selle, il passait paisiblement le reste de sa vie entre d'agréables études et des distractions sédentaires. Le goût de l'histoire naturelle nous avait subitement rapprochés, et j'étais 6dèle à son piquet de chaque soir. Aussi sa pré- dilection pour moi, entre tous les jeunes gens dont il ai- mait l'entretien , avait pris en peu de temps quelque . chose de paternel dont Diana aurait eu le droit d'être ja- louse. Je ne me suis jamais aperçu qu'il attachât beau- coup d'importance à cette vanité , réellement assez pué- rile , qu'on appelle le préjugé de la noblesse , et cependant je suis bien convaincu qu'il regrettait quelquefois que je ne fusse pas noble , au point de faire sur lui-mcine un cer- tain effort pour l'oublier. « Avons , monsieur le chevaliir, me disait-il un jour en me donnant des cartes. *> — Et je ne sais dans quelle crypte île mes souvenir:» , close de- puis vingt ans , je vais retrouver cette historiette frivole- — Je ne suis pas chevalier, mecriai-je en riant, avant de les avoir deplovées. — Sur ma foi de chrétien, repiit M. de Marsan , les gcnlilshommes de ma maison en ont armé plus d'un qui était moins digne de cet honneur. — Je suppose , répondis-je en me levant pour aller à lui, que ce n'était pas sans leur donner l'accolade ! « — et je l'embrassai de grand cœur, car j'ai toujours attaché un prix extrême à l'affection des vieillards. Il fallait pourtant lui passer un entêtement violent et passionné sur une question qui revenait souvent dans les conversations de ce temps -là. le nom seul de révolution lui causait une révolution véritable , et quoiqu'il regardât le prochain rétablissement des Bourbons sur le trône de leurs pèrc.s comme un évén tempête? Annonce-t-il quelque peste qui a éclaté en « Orient, ou une nouvelle guerre sur la mer? Je croyais » qu'il avait été foudroyé dans sa tourelle au dernier orage, « comme le bruit en a couru , car jamais un Cinci n'a t> échappé depuis trois cents ans aux fléaux du ciel , au i> poignard ou à l'échafaudl » u En vérité, reprenait un autre, je n'en serais pas fâ- « ché , quoiqu'il m'ait fait plus de bien que de mal quand » il en avait le moyen, mais parce que je n'en aurais » plus le souci et qu'il faut bien que cela lui arrive » tôt ou tard, puisque c'est sa malheureuse destinée. Dieu » lui fasse miséricorde en l'autre monde ! » — « Eh quoi ! s'écriait un troisième qui paraissait plus w instruit et autour duquel le groupe se resserrait pour » mieux entendre, ne savez-vous pas encore ce qui l'a- » mène ! Tout enfant , le noble Mario ne pensait qu'à » ressusciter notre vieille république avec son indépcn- » dance et son commerce , et ses vaisseaux rois de? 0 mers et du monde, et sa foi abandonnée par les mé- w créans , et la bienheureuse assistance de saint Marc ! » Et comme il a plus de courage et de génie dans son pe- » tit doigt que tout le peuple d'Italie, c'est lui qui nous » délivrera des Allemands et i\ei Français et qui sera K notre doge. Vous savez que je pc l'aime point, et je n'ai » jamais entendu dire que Mario fût aimé de personiae j LITTERATURE. 37 *• mais j'allcste Dieu que Mario Cinci sera doge de Venise r> et re'tablira sa prospérité ! » Ces propos se répétaient tous les jours ; et la populace qui se tenait avec soin éloignée de Mario , de crainte d'ex- citer sa colère, criait à sou retour ; /^iVe Mario Cinci- f^ii'e le doge de Fenise! Voilà pourquoi on l'avaif surnoinraé le Doge , sans que le gouvernement en prît beaucoup d'inquiétude, car Mario ne passait que pour un misanthrope atrabilaire qui méprisait trop l'opinion pour consentir à lui devoir la moindre importance , et il est possible que ce jugement se trouvât vrai. Le jour de ma rentrée à la vendita, l'assemblée était peu nombreuse , quoique la convocation , qui s'exécutait par un moyen fort ingénieux et tout à-fait impénétrable aux investigations de la police , eût été exprimée dans cette circonstance sou s ses formules les plus rigoureuses. Je m'étonnai que tant de monde y eût manqué et que tout le parti tle Mario y fût cependant réuni , en présence de ses adversaires les plus implacables ; mais je ne tardai pas à comprendre qu'on avait écarté à dessein les indilfé- rens , parce qu'il s'agissait sans doute d'une lutle déci- sive dont nous pressentions depuis long-temps la néces- sité. Il n'était en effet cjueslion dans nos débats ordinaires que des griefs imputés à Mario par les hommes de l'asso- ciation que nous avions le plus de motif de mépriser, et que j'ai assez caractérisés tout à l'heure. Alors rien n'était oublié de ce qui pouvait nous le faire regarder comme un ambitieux animé par des intérêts personnels, qui n'as- pirait à une nouvelle forme de gouvernement que pour rétablir l'éclat de sa maison et venger la mort de son père, et qui couvrait d'un égal dédain ses instrumens et ses ennemis. Nous ne répondions d'habitude à ces décla- mations odieuses que par le cri du peuple : A'/Ve Mario Cinci , et nos discussions n'allaient pas plus loin. Ce qui ne s'expliquait pas pour moi dans cette dernière occasion, 4. 38 REVUE DE PARIS. c'e Mario Cinci.' parce que nous étions en nombre pres- que égal avec ses accusateurs , que notre jeunesse, notre force et noti-e courage nous donnaient sur eux des avan- tages certains , et que notre opposition prononcée avec cette énergie menaçante suffisait pour rendre la délibé- ration impossible. «c C'est Mario Cinci que vous voulez, répondit avec fu- reur le chef de l'accusation! Eh bien! vous aurez sa tête! 5. — Viens la prendre, dit une voix qui s'éleva au même instant à la porte d'entrée , pendant que l'homme qui prononçait ces paroles se hâtait de la refermer soigneuse- ment, et d'en retirer la clef pour la glisser dans les plis de sa ceintoie. f^i^fe Mario Cinci! répétèrent mes camarades, et nous nous pressâmes à ses côtés pour lui fonucr un rempart si on osait l'attaquer. Je le vis alors pour la première fois, mais je ne pourrais le peindre que bien imparfaitement pour ceux qui ne le connaissent pas ,et surtout pour ceux qui l'ont connu. L'écrivain qui l'a représenté sous les traits d'un ange de lumière incarné , avec toute sa beauté dans le corps d'un Titan , a fait une phrase ambitieuse et rien déplus. Il y avait en lui un autre type que je ne sau- rais exprimer, celui dun dompteur de monsties des lemps fabuleux, ou d'un géant paladin du moyeu âge. Un mo- ment je le crus coiflé comme Hercule de la crinière d'un lion noir ; c'étaient ses cheveux. Il parcourut lentement la salle en se balançant sur SCS hanches avec une nonchalance sauvage, s'accouda sur LITTÉRATURE. 39 la table des dignitaires en poussant un rire farouche , et itîpéta : w Viens la prendre !» — La voûte en retentit. Il se retourna ensuite de notre côté, secoua la tête et croisa les bras, u C'est que les vicliraairesont toutamend, dit-il. Où sont préparées les guirlandes? Cela ferait cer- « tainement un sacrifice agréable à l'enfer, si les pour- « voyeurs des démons en étaient où ils pensent! — Donne- «» moi la main, cher Paolo. Bonjour, Annibal , mon 1» Patrocle et mon Cassius'. Tout à toi , Fclice! à toi, w Lucio , dignes et intrépides cnfans ! Courage , mon pe- >» tit Pétrovich! ta moustache n>artiale s'épaissit; la » poudre la noircira. — Qui est celui-ci , continua-t-il en » s'arrétant d'un pas au-devant de moi? Je dois le recon- 3» naître à sa grande taille , presque aussi élevée que la w mienne, ainsi qu'on me l'avait dit. C'est le voyageur 0 français que notre ami Chasteler nous a si vivement » recommandé. Quel dessein vous proposez-vous, jeune » homme, dans les événemens qui se préparent? » — De vous servir contre loules les tyrannies , et de mourir avec vous , si vous êtes surpris avant l'accomplis- sement de votre vertueuse entreprise ; mais je dois dé- clarer que je briserai mon épée sur le champ de bataille, le jour où les Français y seront. u Bien, reprit Mario en me regardant fixement. Le lien 3» qui nous unit n'aurait pas été de longue durée, si vous Tn aviez répondu d'une autre manière. Nous aviserons à « vousrendre utile au salut des nations, sans vouscommet» » tre avec les Rens de votre pays, qui ont, d'ailleurs, n en résultat , le même intérêt que nous à l'affranchisse- » ment général , puisque nous ne voulons pour tous que « l'indépendance de tous , et pour nous que les vieilles » libertés de Venise. Mais il faudrait quitter Venise, dont « les dalles brûlantes couvrent un volcan sous vos pieds, • et les Français de votre âge ne passent pas queltjues »> jours dans les murs d'une ville voluptueuse, sans s'y « livrer à quelques folles amours , car celte dislraction 40 REVUE DE PARIS. 5» de jeunes filles est voire plus grande affaire, après la « gloire et les conquêtes, n — Vous me juge/ mal, seigneur Mario. Je n'aspire qu'à m éloigner de Venise pour toujours , et j'en partirais demain, si je le pouvais , sans lâchelé , au milieu des dangers qui vous menacent. « Est-il vrai, re'pondit-il avec un mouveraeutde joie?.. 3> Nous en reparlerons tout à l'heure , mais il faut d'a- î) bord que je vous rassure , en imposant silence au bour- ï» donnement de ces guêpes qui m'importune sans m'ef- » frayer, insectes chélifs dont le venin ne fait pas de « mal quand on les écrase sur la blessure. « La tempête , que Taiiivéc de T^îario avait un moment interrompue, venait en effet de reprendre son cours et il paraissait jusque-là le seul qui ne s'en fût pas aperçu. <» Assez, cria-t-il, et qu'on se taise. Je me suis icndu « à votre appel , parce que cela me convenait ainsi; mais « ce n'est pas aujouid liui qu'on me juge. 11 me reste au- 31 paravant quelques récusations à exercer, et c'est un « droit dont je ne ferai usage qu'à la face des Véui- « liens, au milieu de la place Saint-Marc. « — Le jour, répliqua le plus acharné de ses ennemis, où tu monteras sur le Bucentaure, et où tu jetteras Ion anneau à la mer;' u lourquoi pr s , dit Mario , si j'étais le plus digne , cl s» î» c'est le vœu de Venise? Ma s tu t'abuses sur mon an; « bition, Tadeo, comme sur mon imprévoyance! Je 3> crains trop les rigueurs de ma justice pour l'cNposer 1» à l'épreuve par des hommes tel que toi. Quant h épouser la mer, V c'est une ikstinéc trop illustre pour un Cinci. Le pro- « phète de Ravenne a prédit (jue le dernier de tons mcur- ^^ rait au passage d'un torrent. '■' La rumeur s'était accrue aux extrémités de la salle, et nous nous mettions en tléfcnse contre une de ces attaques inopinées qui terminent à Venise toutes les allercalious violentes, qirand Mario éleva la voix eu oro une fois. LITTËKATURE. 4I « Paix ! de par Saint-Marc et son lion , si vous ne voulez » nous forcer à vous imposer un silence cjui ne sera plua » troublé que par la trompette du jugement dernier! Je » n ai pas (ini de parler! — En ma ijualitéde grand-maître )» de toutes les vendue d'Italie , je dissous la venditu de « Venise , je romps Talliance de ses membres, comme je « romps la bûchette du coudrier taillée de biseau (jui nous t» servait de ralliement (1), et je vous interdis la commu- 0 naute du toit et du pain, de l'eau et du sel de mes frè- » res , comme à des apostats et à des parjures. — Que mur* » murez-vous de njcs droits ? J'use de ceux que nos r> réglemens m'ont coniiérds pour l'occasion maudite où • la inajorité d'une vendita se trouverait saisie en flagrant )» délit de truliiion , et la preuve de vos trahisons estentre » mes mains. La contesterez-vous ? » Au même instant, Mario déploya devant eux un papier chargé tlu sceau de la vendita , et il poursuivit : u Regarde, Tadeo, regarde à ce cadran , où l'aiguille va » marquer la vingt-quatrième heure. C'est quand elle « sonnera que nous devons être livrés ici aux soldats que » tu as mandés, et qui t'apportent, en échange de notre » sang , les vils deniers auxquels tu as taxé ta lâche per- « fidie. Ce sont les conventions écrites de ton marché de *> Judas I... Ce marché, le voici en original. Le pacha du » grand empereur n'en a que la copie , et les noms que n tu signalais à nos tyrans y sont remplacés par ceux de 3» ces deux lâches que je vois à tes côtés, et qui ont eu la « bassesse d'y souscrire. J'ai eu pitié du reste de tes fau- (1) Il est aisé de compreudre pourciuoi je ne nie suis ser>id'aucua des mots cousacrés du carbonarisme. Le petit instrument dont Mario parle ici est cependant si connu que je l'aurais désigné par sou nom, qui n'est pas un mystère , si ce nom ne m'avait pas échappé , par une rencontre assez singulière , en italien , en allemand et en Iraurais. Je ne sais si l'emblème dont ce signe est l 'expression est connu dans le carbonarisme inudernc ; mais le signe lui-même ne s'y est pe&t-ètre [>js conservé. 42 REVUE DE PARIS. » leurs ordinaires qui s'éloignent déjà de toi en rougissant, » et dont la complicité aveugle ne mérite pas d'autre sen- » timent. — Ne t'alarme pas , Tadeo ! Tu n'as pas perdu » les infâmes honneurs de cette négociation; elle porte » ta signature, et ton accusation pourra conserver un cer- y> tain crédit, si tu parviens à m'arracher avec la vie une » pièce tout aussi importante , l'acte par lequel tu t'es a engagé, il y a trois mois , à faire massacrer les Français y> dans Venise, au moment où la guerre éclatera. Cet autre » marché d'assassin, le voici en original comme le dernier. i> Tu t'es étonné , n'est-il pas vrai , qu'une proposition si » avantageuse restât sans réponse , mais c'est que tu ne » savais pas qu'elle eût passé d'abord dans mes mains, et » que je l'avais dérobée à tous les yeux , par respect pour » ce titre de Vénitien dont je m'enorgueillirais davan- » tage , si je n'avais le malheur de le partager avec toi. » Il ne te reste donc pour témoin que ton honnête émis- » saire , le secrétaire fidèle de tes commandemens , un » homme de bien qui s'était fait courtier de délations et » entremetteur de calomnies pour se dédommager den'étre » plus bourreau, un des iniques bandits qui se travestirent » en juges pour égorger le vieil André Cinci ! Celui-là, tu B pourras l'attester dans la vallée des morts, si les abîmes » du golfe daignent te les rendre ! « Tadeo avait fait un mouvement de rage , mais il s'était contenu en se voyant abandonné. tt La vengeance que je prétends tirer de vous , continua » Mario, ne sera pas proportionnée à votre crime. Tadeo » sera cru sans doute sur la justification de ses complices, » puisqu'on a pu croire Tadeo sur quelque chose ; et per- » sonne ici n'est tenté de vous arracher à l'ennui d'une 1» indigne et heureuse vie. Si mes bras se plongent encore » dans le sang un jour de bataille , c'est parce qu'il sera » noble et pur comme le mien , et qu'il ne les salira pas. » Allez donc en paix, vivez, jouissez demain comme au- »- jourd'hui de l'air et du soleil , et que le ciel fasse una LITTÉRATLRE. 43 » large part dans sa miséricorde à ceux qui deviendront 1» meilleurs, n En parlant ainsi, Mario fit rentrer la clef dans la serrure, ouvrit la porte qu'ils franchirent en se précipitant les uns sur les autres , et, à leur grand etonnemcnt sans doute, il la refcriiia sur eux. Minuit sonnait. Nous n'avions pas fait un pas. u Que dites-vous, amis , reprit Mario, de cette bande »> d'aventuriers t^cervelés , qui s'imaginent follement que n je les ai introduits dans ce vieux palais sans m'y ména- « ger une sortie inconnue ? 11 appartenait à mes pères; j'y « suis ne , et je ne m'occupais qu'à en étudier les détours >i pendant mes heures de recréation, à l'âge où les autres V écoliers s'extasient devant les marionnettes de Girolamo, Il ou se disputent sur la grande place une tranche de zucca. n Je l'ai perdu d'un coup de dé, s'il m'en souvient, mais B je n'avais pas joué mon secret. « Il appuya sa main sur un ressort caché entre les refends de la boiserie gothique , et une porte invisible s'ouvrit. L'impression que cette scène avait produite en moi en- chaînait mes raouvemens , comme un de ces rêves fan- tastiques dont le sommeil est quelcjuefois fasciné ; et je cherchais dans mon esprit si ce n était pas là l'occasion de mourir que j'avais désirée tant de lois. Soit résigna- tion , soit stupeur , le bruit des coups de crosse quiébran- laient la porte un moment plus tard ne m'avait pas fait sortir de la méditation où j'étais absorbé, quand Mario revint subitement sur ses pas , me saisit d'une main de fer , et m'entraîna après lui dans le passage qu'il referma de nouveau avec précaution. Je le suivis sans résistance à travers de longs corridors qu'éclairait à peine devant nous la lampe de son domestique albanais. Nous descendîmes des marches d'escaliers tortueux , nous en remontâmes d'autres , nous parcoui ùmes des espaces plus larges et plus aéiéj, mais toujours couverts j nous suivîmes à plusieurs repri-^es des galeries autrefois somptueuses et encore char- 44 BEVUE DE P.AHIS. ge'es de noires dorures , mais depuis loog-temps solitaires , et nous arrivâmes en quelques minutes de marche à une poterne basse comme un guichet, qui donnait sur un canal. J'entendis encore au loin de l'un et de l'autre côté la rame de nos amis et le cri d'avertissement des gondoliers. Je montai sur la gondole de Mario; et sur sa demande, je lui répondis à voix basse : A l'auberge de la reine d'Angle- terre. Celait mon logement. Quand nous fù;i:es à l'ins- tant de nous quitter, il se leva près de moi à la proue de la barque, et me prit les deux mains avec une émotion affectueuse qui m'étonnait dans un homme de ce carac- tère , au n)oins selon l'idée que je m'en faisais jusqu*alors sur la foi de la multitude. w Si vous ne changez pas de sentimen?, dit il, et que w rien en effet nevousretienne à Venise, où votre liberté V) et votre vie ne sont pas en sûreté, nous noui reverrons » bientôt. Vous me trouverez avant deux mois , le propre « jour de sainte Honorine , à la chapelle qui lui est cou- rt sacrée dans l'église paroissiale de Codroïpo. quand le « prêtre donnera la bénédiction de la première messe. « — Il ne me faut que vinpit-quaîre heures pour préparer mon départ qui ne peut être trop rapproché, au gré de mes souhaits , répondis- je , cl comme l'emploi de cesdeux mois dépend lout-à-fait de ma volonté, je vous jure de me trouver fidèlement au jour , à l'heure et au lieu que vous désignez, pour y recevoir vos onlres suprêmes, si la mort ne porte empêchement à l'exécution de ma pro- messe. t> Je puis mourir aussi, reprit Mario avec une sorte « de gaieté, mais cet accident n'annulerait pas nos enga- 3> gemens. Prenez ce morceau de la huchelle de coudrier w que j'ai rompue à la vendita , et suivez où elle le vou- « dra, et quelle qu'elle soit, la personne qui vousprésen- » tera l'autre. « Ensuite il m'embrassa ; je descendis sur le perron de l'hôtel, et la gondole Cla sui le canal, comme une chauve- 5(uiri<. LITTÉRATURE. 45 La lumière qui descendait do mes croisées m'annonça ({lie j'étais attendu dans ma chambre. J'y montai précipi- tamment , et jV'prouvai une surprise qui ne le cédait h aucune de celles de ma journée, quand j'y trouvai M. de Marsan, non (jue celle heure avancée de la nuit fût indue à Venise , mais parce (ju'il n'y avait aucune raison pour qu'un homme de cet âge et de cette qualité me fît une pa- reille visite. « Assieds-loi, me dit-il pendant que je balbutiais quel- *) quesniots, et prends le temps de me répondre d'une nia- • nière calme et po;«ée. La démarche que je fais auprès « de toi , Maxime , doit l'annoncer assez (jue j'ai besoin de « ton attention; et si tu rends justice à mon amitié, je » pense avoir aussi quel(|ues droits à ta sincérité. Je t'ai « cru occupé ou absent, parce que j'ai l'habitude de te » croire, et je sais cependant que tu n'as pas quitté Venise, n Apprends-moi sans hésiter quels motifs t'ont éloigné de « ma maison ? 3» Je sentis que je me troublais , je penchai ma tête sur mes mains, et je ne répondis point. « Necrains-lu pas , continua-t-il , que j'interprète mal n ton silence ? On ne cache à l'amitié que de secrets hon- teux. « Je tressaillis ! — Non, non, m'écriai-je , rien de hon- teux n'a flétri mon cœur! Mais il y a une autre pudeur •que celle de la vertu , et l'aveu d'une témérité absurde que j'ai dérobée à tous les yeux , et que j'aurais voulu me •dérober à moi-même , peut coûter un efl'ort pénible à ma vanité. Vous l'exigez pourtant , conlinuai-je sans relever ones yeux vers lui. Prenez du moins pitié des illusions d'un insensé ! J'aimais Diana! — V Diana est assez belle pour être aimée, et il n'y a point * de femme dont l'amour te soit interdit. Ta seule faute, »> Maxime, est d'avoir tenté d'intéresser son cœur dans ta » passion sans que je fusse prévenu de tes vues. Mes rap- TOMB III. !j 43 REVUE DE PARIS. V ports paternels avec loi demandaient peut-être plus de » confiance, et je croyais avoir assez fait pour m'en ren- » die digne. Cette distance qui nous sépare au jugement » de la société', penses-tu que j'aie épargné quelque chose » pour l'effacer ? » Dès le commencement de cette phrase , mon courage m'était revenu. J'osai regarder M. de Marsan. — Intéresser son cœur sans vous prévenir de mes vue»!... ah ! cela pouvait ra'arriver auprès d'une jeune fille que le monde aurait reganlée conmie mon égale, avec une femme née pour moi , et dont la main serait tombée dans la mienne à la joie de ses parens ! Mais loin de moi la pensée d'émouvoir un cœur que la raison des convenances ou l'orgueil des rangs peut me refuser! Jamais ma bouche n'a inquiété Diana d'une déclaration, d'un aveu, d un soupir, et si elle se plaint des ennuis que lui a donnés mon amour, c'est qu'elle l'a deviné. A dire vrai, cela n'était peut-être pas diilicile. u Tu ne lui as pas dit que tu l'aimais! Tu ne sais pas si » elle aime, et si c'est toi qu'elle aime! Oh! si elle t'ai- ï> mait ! — Ecoute-moi cependant, car c'est à moi mainte- » nant à te rendre franchise pour franchise, et je te dirai » tout comm^' tu m'as tout dit. JN'insiste pas' j'ensuis sûr! » — Diana est mon seul enfant; je l'aime comme mon seul » enfant , de toute l'affection que le cœur d'un homme » peut contenir, quoique son caractère noble et bienveil- " lantj mais sombre et austère, m'ait procuré peu de ces » douces joies dont le bonheur des pères se compose. Toute V ma vie s'est passée depuis sa naissance à rêver pour elle « un établissement honorable; et malgré la médiocrité de » ma fortune et l'abaissement passager de ma condition , « il s'en est présenté un grand nombre qui auraient fait » envie aux familles les plus illustres de l'Italie. Diana les jt a tous repoussés. Les qualités les plus brillantes, les « vertus les plus signalées, les assiduités les plus tendres , w ont échoué contre l'opiniâtreté de ce caprice farouche LITTÊRATTBE. 47 • que je ne peux m'expliquer, et qui me condamne avoir » mourir en elle les espérances de ma vieillesse. Il y a là » dedans, je te l'avoue , un mystère qui m'épouvante et » me confond, i» — Permettez , mon père, dis je , et pardonnez moi de TOUS interroger à mon tour, car il le faut absolument pour que je parvienne à éclaircir vos doutes et à dissiper vos inquiétudes. Êles-vous bien sûr que sa tendresse n'appar- tient pas secrètement à un homme qui a eu des raisons de ne point se faire connaître , ou dont vous avez peut-être vous-même rebuté les prétentions? « L'idée qui te frappe n'est pas tout-à-fait nouvelle à • mon esprit, répondit M. de Marsan d'un air soucieux ; • mais la circonstance que tu supposes ne s'est présentée » qu'une fois , et si j'ai cru devoir la dissimuler à Diana , «c'était pour lui épargner un mouvement d'indignation » et d'horreur qui aurait pu devenir fatal à son repos. Tu » en jugeras par le nom seul db celui qui osait préten- t) dre.... -n — Je n'ai pas besoin de savoir son nom, et je sens au bouillonnement de mon sang que je ne l'apprendrais pas sans danger pour l'un 4e nous deux ! Que diriez-vous ce* pendant , mon noble ami , car le cœur des femmes est rempli d'énigmes impénétrables, que diriez-vous si l'indi- gne amant que vous avez rejeté avec tant de dédain était précisément celui qu'elle aurait choisi ? « Ce que je dirais! s'écria M. de Marsan en se levant de • la chaise avec emportement, je dirais: Fille indigne de • moi, sois maudite à jamais, et que la colère et les ven- • geances de Dieu s'attachent à toi comme le vautour à • sa proie ! que le reste de tes jours s'écoule dans la soli- • tude et dans le remords! que le pain quotidien de tous » les hommes se change en gravier sous tes dents!.... » Il allait continuer. J'imposai ma main sur sa bouche, et je le pressai contre moi de l'autre bras. — Que le ciel, mon ami, intercepte cette horrible ma* 48 REVUE DE PARIS, lëdiction entre vous et Diana, et la fasse plutôt retomber sur ma tête qui est de'voue'e dès l'enfance à toutes les épreuves et à toutes les misères! Mais il paraît que ma supposition e'tait complètement dénuée de vraisemblance, et je regrette de l'avoir hasardée, puisqu'elle pouvait dé- veloppei' en vous une si vive irritation. — Il ne me reste qu'à savoir, repris-je en souriant pour le distraire de plus en plus de son émotion, quelle part vous m'avez donnée à supporter dans vos chagrins domestiques, et ce qui a pu vous résoudre à exiger d'un cœur faible, mais sans reproche, l'aveu humiliant que je vous ai fait? M. de Marsan se rassit. — « Je croyais avoir remarqué « que lu aimais Diana, et tu conviens que je ne me trom- » pais pas. Je pensais qu'elle devait t'aimer. Je le pense « encore, peut-être parce que je le désire, et que mon » propre bonheur est intéressé dans le tien. J^attribuais w ses refus au sentiment que tu lui avais inspiré; ton » silence, je l'attribuais aune timidité délicate et défiante » et c'était ce vain obstacle que je me flattais de rompre « d'un mot. Sois mon fils par le sang, t'aurais-je dit, » comme tu l'es, ou peu s'en faut, par l'amitié que je te » porte. Voilà tout ce que je voulais. Nos affaires ne me » paraissent plus aussi avancées, mais je n'en désespère » pas encore. Tu me parlais dans ta dernière lettre d'un >» projet arrêté de partir après-demain. 11 n'y aura pa» » de mal, si je me trompe sur les dispositions de Diana, » car tes peines s'aggraveraient de la déception de nos « espérances; et d'un autre côté, la société où tu vi» V d'habitude, au moins depuis que lu t'es éloigné de moi, » n'est pas bonne par le temps qui court pour un jeune • homme déjà suspect au pouvoir. Viens donc dîner de- » main avec moi, avec Diana. Tu lui feras cet aveu que » j'autorise, et duquel dépend notre avenir à tous trois. * Qui sait si nous ne devons pas nous réveiller, lejoursui- « vant, sous un soleil plus favorable que celui qui œ'é- » claire depuis quelques mois ? i» LITTÉRATURE. 49 — Hélas! répondis-je pendant quMl prenait mon bras pour regagner sa {gondole, je n'augure pas tout-àfait auss* favorablement que vous de cette démarche; mais si elle ne sert qu'à me conraincre de mon infortune, j'espère au moins inspirer assez d'estime et de confiance à M"« de Marsan pour obtenir d'elle le secret qui vous touche, et voir se rétablir en vous quittant la tranquillité que vous avez perdue. Quant à ma propre destinée, il y a long- temps que je n'y fonde plus d'aussi douces espérances, et sonnai d'une émotion mêlée de crainte, cl je ne la reganlai plus. 50 REVUE DE PARIS. Les convives ëtaieDt nombreux. La conversation fut long-temps ce qu'elle est à Venise, ce qu'elle est partout ^ un frivole échange de nouvelles sans importance. Le vin de Chypre l'anima. — Qu'est-ce donc, dit un des signori^ que cette nou- velle tentative qui a failli troubler bier la tranquillité de la ville! On dit que la garnison et les sbirres ont été sur pied toute la nuit. — Eh quoi! répondit un autre , pe le savez-vous pas? Un complot d'aventuriers , pour la plupart étrangers , qui se proposaient d'égorger les Français et de changer le gou- vernement. — En vérité, interrompit M. tle Marsan, il n'y a qu'à les laisser faire ; leur sagesse est éprouvée , et les nations ne peuvent pas choisir de plus dignes législateurs! Cette ivresse des peui-lcs durera-t-elle encore long-temps ? — Heureusement , reprit le second , cela est si miséra- ble qu'une poignée de soldats a sufli pour les disperser, et le bruit de leur conspiration ne parviendra peut- être pas à la Judecque. — Mais que veulent-ils encore, les malheureux! leur projet échoué ne pourrait-il pas servir de prétexte à quel que nouvelle persécution contre les serviteurs de la vieille dynastie française ? — Nullement! il ne s'agissait que de Venise et de sa république. Savezvous que, s'ils avaient réussi, nous vi- vrions aujourd'hui sous le gracieux gouvernement de Ma- rio Cinci , doge de Venise ! — Mario Cinci! dirent tous les assistans. — Mario Cinci ! répéta M. de Marsan, le poing fermé sur le manche de sou couteau ! — C'est le dieu de la populace , ajouta un vieillard , et cela fait trembler pour l'avenir!.... — Rassurez-vous , au nom du ciel! les bandits s'étaient a sures de précautions si prudentes qu'on n'a pas pu en arrêter un seul ; mais on sait par des rapports certains que LITTÉRATURE. 51 Mario ne se trouvait point parmi eux, car il se commet rarement aux dangers qu'il fait courir à ces misérables, -dont la vie n'est dans ses mains qu'un jouet de peu de va- leur. 11 se renferme, pendant qu'on agit pour lui , dans sa Torre mnladelta du Tagliamente, à la grande épou- vante des voyageurs , pour s'y livrer sans doute à la fa- tricalion de la fausse monnaie et des poisons, comme toule «a famille de parricides — Malcdiclion ! m'dcrai-je en me levant , tout cela est horriblement faux ! Quiconque vous l'a dit est un calom- niateur infâme, plus coupable que l'assassin mercenaire ■qui vend à la haine des lâches son ame et son stylet ! Le projet de ces l>on ibies vêpres vénitiennes dont vous parlez, c'est Mario Cinct qui l'a déjoué , ce sont ses ennemis qui l'avaient conçu. Il n'en a pas coûté de grands efforts aux soldats pour disperser les conspirateurs, car personne n'ignore maintenant qu'ils ont parcouru un palais désert, et comme ils sont Français, je vous jure que le bruit de leurs pas répétés par un écho n'était pas capable de les épouvanter. Le gouverneur de Venise, que )'ai dû visiter ce matin pour le prévenir de mon départ, ne voit dans ce prétendu complot que ce qui y était réellement, la basse spéculation de quelques espions, qui se flattaient d'attirer sur eux des faveurs et des récompenses, la prime du men- songe et 1 aumône honteuse de la police , en supposant des crimes pour faire valoir des services. Ceci est la vérité , messieurs! — Quant à Mario Cinci , je ne sais quels torts de sa jeunesse ont pu attirer sur lui la réprobation uni- verselle ; mais j'avoue que je ne crois pas aux folles haines de la multitude , et que je ne crois guère davantage aux aveugles colères de la fatalité. Tout ce que je connais de lui me l'a montré comme le plus généreux des hommes. L'injustice de l'opinion qui le poursuit le grandit encore à mes yeux, et je dois vous prévenir, messieurs, au mo- ment de vous quitter pour toujours , que celte conversa- tion ne se prolongerait pas sans porter mon cœur à des 52 REVUE DE PARIS, mouveraens que je voudrais éviter. La cause de Mario Cinci est la mienne , et quel ami subirait sans transports et sans vengeance les injures faites à son ami absent? Véni- tiens, je vous le demande ! — Tou ami ? dit M. de Marsan. Connaissais-tu Mario? — Je ne l'ai vu qu'une seule fois : sa voix n'a pas frappé mon oreille pendant cinq minutes, mais je suis plus prompt à me saisir d'une affection , et mes affections ne se dé- mentent jamais. — « Je ne t'avais jamais vu cette exaltation , )i conti- nua-t-il en se rapprochant de moi , car la conversation gé- nérale avait fini , et les invités s'étaient distribués deux à deux dans la grande salle , sans témoigner l'envie de s'entretenir davantage. — »c Et cependant je ne peux te tt savoir mauvais gré, ajouta M. de Marsan, des erreurs >> d'un cœur follement affectueux , qui prend part sans » réflexion à la (juerelle des absens. L'expérience t'ap- *) prendra trop tôt qu'il ne faut pas se fier à des appa- » rences imposantes dans le jugement qu'on porte du » premier venu , quand il aurait , comme Mario , la taille f d'Antbée , qui lutta contre Hercule , mais qui ne repre- « nait de forces qu'en embrassant la boue dont il était » sorti. L'imagination dupe le cœur. Je ne t'en parlera» n donc pas, quoique cette explosion passionnée ait cruel- w leraent tourmenté le mien. 11 est question d'autre chose « entre nous, et l'intérêt si vif que Diana le témoigne » aujourd'hui scntble m'annoncer (lue jamais l'occasion n'a ft été plus favorable et mes prévisions plus justes. Accom- T) pagne-la chez elle , et songe que j'attends mon arrêt du •n tien ! « En effet, et je l'avouerai , je m'en éUis à peine aperçu, tint je me croyais désintéressé dans cette espérance , Diana, qui avait quille sa place au^sit6t que moi , venait de lier sa main à ma main, et autant que j'en pouvais juger sans l'avoir revue, sa tête se penchait vers mon épaule , l)rcsquc de manière à la loucher. Je me rclouinai ver> LITTÉUATURE. 53 <:lle , et je vis qu'elle était pâle. Je pressai cette luaio qui tremblait ; je reconduisis Diana, et je la fis asseoir, plus dispose' à la quitter qu'à la troubler d'une éraolion inutile- J'allais ra'eloigner, quand elle me retint. Je m'assis. Nous gardâmes quelque temps le silence ; mais ses doigts , que tant de fois j'aurais voulu presser au prix de ma vie, s'é- taient unis plus étroitement aux miens; ils étaient humides et tièdes. Elle palpitait d'une émotion que je ne compre- nais pas : je ne savais si c'était là un sujet de joie ou de désespoir, et cela dura plusieurs minutes , ces longues mi- nutes que vous savez , et que durent les troubles et les in- quiétudes de l'amour. Elle parla enfin. — Maxime, dit-elle , combien je vous aime! — Prenez garde, m'écriai-je! les mots que vous avez prononcés là sont aflVeux pour moi si vous n'en prévoyez pas les conséquences. Vous ne savez peut-être pas , Diana, que je viens vous demander votre main , parce que votre père me Ta promise!... Elle se leva, marcha, passa devant moi les bras croisés, le front penché, le sein haletant. Elle s'arrêta ; elle ap- puya ses mains sur mes épaules , les croisa derrière mon ■cou , et me dit d'une voix qui s'éteignait sur ma joue : — Pauvre Maxime ! L'ami de Mario Cinci ne savait donc pas son secret quand il le défendait tout à l'heure ?.... Je ne répondis point : un voile se déchirait devant mes yeux : mais je ne devinais pas tout. — Pourquoi sans cela , continua-t-elle, aurais-je insulté -à ta tendresse de bon et digne jeune homme ! Ah ! cela se- rait odieux si l'on n'avait pas aime! mais je l'aimais vois- tu!.... mais il était mon ame et ma vie 1... il en disposait à jamais , et ton amour me remplit de douleur en s'éga- rant vers moi, qui ne pouvais le payer de retour. Le ca- ractère et l'aspect que je me fis pour te rebuter devaient me rendre haïssable. Je m'en flattais amèrement, parce qu'il fallait pour ton bonheur que je fusse haïe de toi ; et comprends ce qu'il m'en coûtait, à moi, Maxime, qu' 54 RFVTE DE PARIS, t'aimai du premier jour comme un frère , et qui t^aurais donné volontiers tout un cœur si j^'en avais eu deux!.... Me pardonneras-lu? Je restai quelque temps sans parler et sans voir ; ensuite je la regardai. Elle pleurait , je baisai ses bras palpitans , et puis ses joues, ses yeux humectes de larmes, et je mêlai des larmes aux siennes. — Vous aimez Mario , Diana ! c'est un digne choix , que le ciel vous favorise! — Je l'aime , dis-tu !.... reprit-elle avec force. Mon existence est plus complète que tu ne le crois: je suis sa. femme l ' *" — Sa femme l et votre père, mademoiselle, avez-vous pensé à lui ?.... Elle abaissa ses paupières, comme si elle avait été hon- teuse de me laisser lire dans son ame. — Mon père !... mon excellent père !... Oh ! qu'aux dé- pens de mes jours, lanatureprolonge les siens! qu'anxdé- pens de monbonheur, elle les embellisse!.... Mtisquand Mario, prosterné devant lui , cherchait à vaincre son cœur: — Votre femme! dit mon père ; j'aimerais mieux qu'elle fût morte! — Il l'a dit. Mon père m'aura morte comme il l'a souhaité , et Mario m'emmènera vivante. — Votre raison se trouble , Diana !.... Que dites-vous? — Ce que je dis, l'avenir l'expliquera; mais n'accusez pas ma volonté. Elle ne m'appartient plus. Conserveï-raoi un souvenir, un souvenir rigoureux si vous le voulez, pourvu qu'un peu d'amitié , cher Maxime, en adoucisse la sévérité... Et si ma vie vous intéresse encore, ne crai- gnez pas que j'en dispose sans votre aveu. — Maintenant l'heure s'approche où il faut Etes-vons prête, Anna?... Sa femme de chambre entra et vint se placer à côté personnages , à l'exception de Maxime Odin , que nous » venons de voir arriver à Trieste, ce qui est un ilénoue- « ment comme un autre , sortent de la scène sans qu'on « sache leur destinée. Oserais-je vous demander ce qu'est a devenu M. de Marsan , ce qu'est devenu Mario, ce que » devient Diana elle-même , dont la mort n*est pas sufli- n samment prouvée par la conjecture d'un batelier? On « sait tout cela à la fin d'un roman bien conçu. » — Cela est vrai ; mais une anecdocte n'est pas un ro- man , et il n'y a point d'homme un peu aventureux qui n'ait connu dans sa vie des personnes dont il ignoi-e le sort. — « A la bonne heure , mais il faut alors i[oe le rt'oit 0 ait le naturel et la vraisemblance de l'histoire, et je nt> LITTÉRAITIIE. 57 •> peux voir ici ijue des scènes de mélodrame assez mal ^ CDiisnes, d(5tach('e3 d'un scénario de l'Ambigu. » — Ce n'cit par ma faute si rien ne ressemble mieux à une scène de méloilramc qu'une séance de carhonari , choisie à la vdrilë, et prise sur le fait; je ne m'en défen- drai pas. Ce que je puis attester, c'est que celle-ci est cxaclenicnt vraie , aux paroles près cependant qui n'ont pas ctè recjieillios par un sténographe. — u Puisque l'imagination joue quelque rôle dans cette » con;biiiaison , il en coûtait peu de la compléter par » quelques lignes de faits, Supposons que Diana s'est retirée 1' dans un couvent, qu'elle écrit de là une lettre touchante n à son père , (jui se décide à s'établir auprès d'elle dans « un village menacé par la guerre. Un père est toujours » père!. ... La campagne tie 1809 a été féconde en événe- 0 mens. Mario Cinci enlève M. de Marsan des ruines d'une » maison incendiée; il le réunit à sa fille, sauvée de son »> côté des ruines d'un monastère; il les conduit tous les >i deux dans son château du Tagliamente, dont j'espérais » que vous tireriez quelque parti; et ses soins pieux pour n le vieillard malade ou blessé (vous êtes parfaitement le « maître) finissent par réconcilier ce cœur généreux avec 1) un gendre digne de lui. Le mariage se solennise, ce qui « est indispensable à la moralité de Touvrage; et vous y « assistez avec la résignation d'une ame forte et désabusée. "Voilà ce qu'on appelle une composition dramatique aux « Funambules et à la rue Richelieu. » — Je ne dis pas le contraire, et cet arrangement, pour être assez commun, n'en est peut-être pas plus mauvais ; mais rien n'arriva comme vous le dites, et ce qui arriva ne se racoi\te vraimentpasd'un jour. Je leraconterai cependant si vous daignez ne prendre ceci que pour l'exposition d'une trilogie dont les deux dernières parties viendront à leur tour. Mais me pcrmetfrez-vous une trilogie?... — it Pourquoi ne fcricz-vous pas une trilogie ? 1» — Mille grâces. Alors prenez arle de mon premier acte, TOME m 6 58 REVUE DE PARIS. et je vous promets les autres, s'il vous en souvient. Ce que j'atteste, monsieur, c'est qu'ils valent mieux; et il y a une bonne raison pour cela , c'est qu*ils ne sont pas écrits. CH. Nodier- «A" vsA w«'W«'W«v\AA/\A>v\A^^A'V«AAAA vv^w>>\AAA^^^AA%M4^AA^*A^A«^A4^^^^/^^.^4 SOUVENIRS DE LA VIE MARITIME. Ce Chictt be0 ett0ei0ttc0» Pendant les longs hivers de notre mouillage aux Ber- inudes, à Tépoque de la pai\ d'Amiens, la grande ressource de nos officiers de marine e'tait la chasse au tir, — cet amusement éternel que les Anglais portent aux coins les plus recules du globe habitable. — Chassant dans tous les pays, ne songeant qu'au gibier, et trop souvent in- soucians des préjugés ou des craintes des naturels, ils se livreront à ce plaisir, toujours nouveau pour eux-mêmes, dans les régions inhabitées qui ne sont visitées qu'une fois en un siècle, et si le capitaine Parry avait atteint le pôle, il eût sans aucun doute logé une balle dans l'axe de la terre. Je disais donc que les officiers et les jeunes midshipraen ( enseignes , aspirans) du vaisseau-amiral des Bermudes , i8o3, allaient, presque tous les jours user de la poudre dans les bois de cèdres et les plantations d'orangers de ces îles enchantées , qui semblaient de plus en plus belles, après chaque nouvelle excursion. Ces messieurs voulaient sans doute se tenir en haleine pour les jeux plus sérieux de la guerre qu'ils croyaient imminente et qu'ils appe* laient de tous leurs vœux. Les aspiraus étaient générale- 60 REVUE DE PARIS, ment obliges de se contenter d'abaltre les oiseaux bleus et rouges avec les pistolets du bord , et faufe de petit plomb ils découpaient les balles à fusil de Sa Majesté. Lesofliciers chercbaient un plus noble gibier, et ils étaient naturelle- ment mieux pourvus d'armes à feu et de munitions. Plu- sieurs d'entre eux avaient amené d'Angleterre quelques beaux chiens, des chiens d'arrêt de race; les aspirans voulurent aussi avoir un chien à eux , mais sans être trop difficiles sur l'espèce, pourvu qu'ils en eussent un. J'ai oublié comment nous nous procurâmes l'étrange animal qui remplit notre but; mais une fois qu'il fut à nous, il ne tarda pas à obtenir toutes nos affections. Il est vrai qu'il était aussi laid qu'une pareille béte peut l'être. Sa couleur était d'un jaune sale, et tandis qu'une partie de ses poils frisait, une autre pendait jusqu'à terre. Il était tout-à-fait inutile pour la chasse proprement dite , mais parfait pour amuser les jeunes têtes du bord chaque fois qu'ils descendaient sur la plage , chassant les pour- ceaux, aboyant aux vieilles négresses, et faisant cent au- tres gentillesses qui charmaient la génération des futurs (aciers de la marine royale. On est souvent d'avis divers sur les qualités des chiens ; mais nous n'avions aucun doute de la grande supériorité du nôtre sur tous ceux du bord , quoique le nom que nous lui donnâmes n'exprimât pas. certes, cette confiance de notre part. Après uue délibération très-grave, il fut dé- cidé que nous l'appellerions Sfiakings , et il faut savoir qu'on désigne par le mot de Shahings les petits fragmens de cordage, les bouts de câble et de vieilles ficelles ou courroies , bref, toute espèce de rebuts en fait d'agrès. Ce singulier nom fut peut être donné à notre joli favori parce que sa couleur ne ressemblait pas mal à celle du chanvre goudronné , ressemblance qu'augmentait encore mainte tache de goudron que son poil recevait des cou- tures de bordage entre les planches du pont dans les jours chauds de l'été. Si le vieux Shakings n'était pas beau , cVtait du rooin* I.lTTUlATi;iŒ. Gl le ]>Ju.s sociable «Jcs cliions ; (iuoi(juMI aimai IciKlrerneiit les aspiraiis et fût payé de retour, il avait assez tic l'a niiiial dans sa constitution pour tiouver plus de plaisir encore dans la société de ses semblables. Aussi, lorsque les brillans cliiens d'anôt des ofliciers veuaient à bord après une parlie de chasse, M. Shakings ne perdait pa:i un moment pour aller leur demander des nouvelles. Les chiens d'arrêt , à ([ui cette familiarité ne déplaisait pas , donnaient au pauvre Shakings toutes sortes d'encouragé mens. Il n'en était pas de même de leuru maîtres; ils ne pouvaient voir de sang-froid qu'un abominable chien har- gneux, comme ils appelaient notre favori , à la fois si sale et si inutile, se mèlà! avec leurs chiens si propres et an poil si lisse. D'abord leur aversion s'en tint à cescxpres- sionsinsultantes; puis elle en vint à quelques coups de piid ou à un coup sur le nez de Shakings avec la crosse du fusil, et enfin à une correction solide avec le fouet tle chasse. » Shakings, qui j)ar instinct connaissait son rang, pienaiL tout cela en bonne part; mais les aspirans , lorsque le, officiers supérieurs étaient hors de la portée de leur voix , se permettaient de violentes malédictions contre la tyran- nie exercée sur un pauvre animal qui , à en croire leur tendre; caprice pour lui, valait tous les chiens des oflicier.-î ensemble. Ils s'attendaient peu, cependant, au coup qui devait bientôt les frapper , par suite peut-être tle ces mê- mes murmures. Quelle fut leur horreur , cjnelle fut lem indignation lor-qu'uu matin ils entendirent un dos licule. nans, chocjué de quelque liberté que M. Shakings avait prise avec sa botte bien cirée, dire à un matelot : — « Armez le canot, et allez mettre à terre cette infer- nale, sale et vilaine bête! — Où le laisserai-je, monsieur? demanda le rameur de l'arrière. — Oh! n'importe oîi; abordez à la partie la plus proclu- du livage et Jetez le chien sur Ic^ rochers, il saura bien <«♦' tirer d'afl'aire » 6. 62 tlEVUE DE PARIS. Ainsi partit le pauvre Shakings. Si un étranger était entré en ce momeni dans le poste des Midshipmen , il aurait pu croire que tout le service naval de Sa Majesté allait être perdu. Cet acte horrible semblait avoir détruit tout lien d'allégeance, de discipline ou de subordination. Je ne saurais répéter tous les termes d'exécralion qui furent prodigués à ces tyrans qui, pen- sions-nous, conspiraient pour nous rendre la vie malheu* reuse. Quelques-uns votèrent pour écrire une lettre à l'amiral , afin de lui adresser des remontrances sur une pareille injure faite au corps des aspirans, et l'un d'entre nous fit serment de quitter le service si justice ne nous était rendue ; mais comme il avait juré la même chose six fois par jour depuis qu'il était sur le vaisseau , on nefit pas grande attention à ce nouveau serment. Va autre dé- clara sur son lionncur cju'une atrocité aussi énorme était capable de faire fuir un homme en Turquie pour s'y faire turc. Enfin, par un assentiment général, il fut décidé que nous refuserions tout service, et ne bougerions plus de nos hamacs jusqu'à ce que nous eussions obtenu la ré- paration de l'outrage. Mais au moment de nous engager par serment dans ce complot de mutinerie et de désobéis- sauce , le commandement dej^crltr les ifoiies se fit en- tendre, et toute notre bande, oubliant sa résolution una- nime , se mit à grimper aux cordages , ayant réfléchi sagement que le moment de la révolte n'était pas encore venu. Nous anélàmes ensuite un plan de conduite préféra- ble au projet di* quitter le service , décrire à l'amiral ou de nous faire turcs. Le premier aspirant qui descendit au rivage parvint facilement à recouvrer le pauvre Shakings liurlant sur la grève Afin de le cacher, on l'enferma dans le porte-manteau du capitaine. Ainsi dissimulé , il revint à bord en foute sécurité, et fut rendu à ses amis. En dépit de tout ce que nous pûmes faire pour retenir M. Shakings dans nolrr poste, il trouva moyen de repa- LITTÉRATURE. 63 raUre sur le pont, afin d'aller y recevoir les félicitations des autres chiens. Là il fut bientôt découvert par les auto- rités supérieures, chassé à coups de pieds, et de nouveau renvoyé surla plage. Cette fois-ci il fut honoré de l'escorte d'un de se» propres maîtres , un aspirant , à qui ordre fut donné d'aller le mettre à terre, et d'empêcher qu'il revînt à hord. On devine que cet ordre fut adroitement éludé , car avant le soir le vieux Shakings fut retrouvé encore en- dormi et ronflant avec ses amis fashionables , les chiens d'arrêt , devant la cabine même de l'officier dont il avait si malencontreusement sali les bottes la veille , premier prétexte de son exil. Ce second retour de notre chien était trop. Tout le corps df!s Mid^hipmen fut mandé sur le gaillard d'arrière, et défense nous fut faile de ramener Shakings à bord. Celte défense prononcée, la malheureuse victime de l'op- pression fut une troisième fois débarquée parmi les cè- dres de l'île, et cette fois Shakings resta une ^emaine en- tière à terre , après quoi il reparut encore, sans qu'on sut comment, sans que personne pût ou voulût le dire. Jamais il n'y eut joie pareille à celle de Shakings et de ses vingt- quatre amis. Il se mit à gambader sur le vaisseau, jappant avec transport; et, dans son exaltation, il sauta avec ses pâtes sales sur les pentalons blancs de neige des officiers, qui auraient voulu le voir au fond de la mer. Ce fut ainsi que le pauvre Shakings , sans le savoir ^ contribua lui- même à accélérer son malheureux sort, en donnant ce té- moignage inopportun de confiance à ceux qui complo- taient sa perte. S'il s'était dispensé de cette démonstra- tion faite avec ses pales , s'il était demeuré tranquille dans les sombres recoins de la cale , dont les secrets ne sont connus que des habitans de notre monde sousmario , tout aurait pu s'arranger encore. Nous eûmes un graml gala le soir du retour de Shakings , et nous allions boire à sa santé, lorsque l'officier de quart, entendant le bruit que nous faisions dans notre poste, en- 64 REVUE DE PARIS. voya éteindre nos luraicrcs , et nous fumes forcés de nous étendre , en murmurant , dans nos hamacs. Le lendemain , à notre grande surprise , à notre horreur, nous ne pûmes savoir ce que Shakings était devenu. Nous cherchâmes partout, nous interrogeâmes les patrons de tous les canots et les soldats de marine qui avaient été de faction pendant la nuit sur le gaillard d'avant, sur les galeries delà cale et à la poupe, mais en vain! — Point de traces de Shakings. Enfin la pensée nous vint que la pauvre bétc avait péri par quelque moyen diabolique , et notre fureur ne fit que s'accroître. Ce soupçon semblait d'autant plus naturel que les ofEciers ne disaient pas un mot qui eût rapport à notre chien. Tandis que nous étions dans cet état d'exaspé- ration et de désespoir, un des nôtres, qui avait quelque- chose de plaisant dans son caractère , donna une nouvelle direction à nos idées. Ce jeune enseigne, qui avait plus du double de notre âge, s'était attiré l'aflection de tout le corj^s par la dou ceur de ses manières et la générosité avec laquelle il pre- nait toujours notre parti, rvous l'iippelions du sobriquet familier de grand-papa^ et certes il était un véritable père pour tous ceux qui , comme moi , étaient sans parens et sans protecteurs parmi les ofilciers supérieurs. C'était un homme de talent et d'une ttlucation soignée: mais il était entré trop tard dans la marine pour y prendre jamais goût cordialement. H lui était dillicile , eu effet, à son âge , de se plier à la discipline hiunilante par laquelle tout aspi- rant doit avoir passé , mais que les plus jeunes et les plus iusoucians peuvent seuls supporter. Noire digne ami, m conséquenci', malgré tout îon lalent, ses excellentes qu.i- lités et ses bonnes manières, semblait toujours uu étranger à bord, et tout honnue qui ne préfère pas le bord à tout ferait mieux de ne jamais quitter la terre. Li- grand-[>apa préférait ses livres à la manœuvre , et aimait mieux nous guider dans la parti»- littéraire de notre noviciat que de LITIÉR.ATIRE. G-^i se rendre Iui-in('inc habile dans les secrets (l'une profession quil espérait bien abandonner un jour. QmU evtfnemcn.s avaient précède son entrée dans la mnriiie, et ponrquo' y ëlait-il entre si tard? c'est ce que je ne sniirais dire» Nous autres cnfans du bord, nous étions alors \>c'.t curieux de l'interroger là-dessus, nous coi;tent;Mil de jouir des avantages de sa protection contre ceux qui ne se préva- laient de notre jeunesse (|ue pour nous pL-rsécufer. Dans les jours de plainte et d'oppression , nous avions coutume de nous rassembler autour de lui pour raconter toutes nos peines et nos griefs, sûrs de trouver toujours dans grand- papa le secours le plus désirable pour ceux qui souflrenl : — un ami pour nous écouter patiemment. On supposera facilement que notre bon grand-papa prit un intérêt bien vif au malheur de Sliakings , et que nous le consultâmes dans toutes les crises de cette grande affaire. Il fut triste et embarrassé naturellement quand ie chien fut finalement perdu, et pendant quelques jours il|nc put ni nous consoler ni nous sugi;érer aucune vengeance (jui ne fût trop dangereuse à exécuter pour ses jeunes amis. Aussi finit-il par nous faire observer avec prudence que, puisque nous n'avions aucune certitude sur ce qui s'était passé, ce serait folie que de nous exposer à quelque grave mé- saventure pour rien. — Cependant, continua- t-il avec son ton habituel do fine ironie , en passant lentement la main sur sou menton, car il me semble encore le voir : cependant , mes cnfans» il ne peut y avoir de mal à mettre les autres chiens en deuil pour leur ami Shakings; car, quoi qu'il soit devenu, il est perdu pour eux comme pour nous , et sa mémoire doit être honorée. Cet avis à peine donné, il n'y eut qu'une voix pour de- mander du crêpe, et toutes les malles et tous les sacs furent fouillés pour se procurer ce signe de deuil. Eu peu d'instans tous les chiens d'arrêt furent décorés d'une belle gance noire, fixée à la jambe gauche de chacun. 66 REVUE DE PARIS, au-dessus du genou. La plaisanterie parut de bon goût. Les officiers ne purent s'empêcher de rire; car, tout dé- mons incarnés qu'ils étaient à nos yeux pendant notre co- lère, je n'ai jamais navigué avec de meilleurs cœurs, et leur conduite à l'égard de Shakings était une exception. Toutefois , après avoir ri , ils ordonnèrent qu'on enlevât les crêpes des jambes de leurs chiens , et un lieutenant nous dit sérieusement que nous devions nous en tenir à cet acte de gaieté. Nous allâmes tout de suite consulter grand-papa pour savoir ce que nous avions à faire , puisqu'on nous défendait de toucher aux chiens. — Mettez les cochons en deuil , nous dit-il , car il y avait alors encore des pourceau à bord des navires anglais , et ce n'est que depuis peu d'années que les réglemens de la marine les en ont expulsés. Nous avions employé tout notre crêpe, mais nousysup* pléâmes bientôt avec l'industrie si facile dans un métier qui apprend à ses adeptes à trouver toujours de nouvelles ressources dans de nouvelles difficultés. Par un généreux dévouement àla cause commune , un de nos jeunes mutins ôta sa cravate de soie noire, et , la déchirant en pièces, la distribua à chacun de nous. Le tumulte qui éclata bien- tôt dans la loge des pourceaux prouva que nous étions dignes d'exécuter toutes les inspirations de notre chef. Il n'y eut aucun de ces quadrupèdes qui , au bout d'un quart d'heure, ne portât à la jambe gauche l'espèce de crêpe noir que nous avions pu nous procurer. Nous épiâ- mes l'occasion favorable et nous ouvrîmes la porte de la |oge , de manière à lancer tous les pourceaux sur le tillac Juste au moment où un groupe d'officiers était réuni sur le gaillard d'avant. Naturellement les pourceaux, délivrés et ravis de leur liberté, défilèrent sous le nez de nos chefs, chacun avec sa gance noire, grognant ou criant, comme s'ils eussent voulu attirer l'attention sur leur deuil de la perle de Shakings. Les officiers furent excessivement LITTÉRATURE. 67 choques (le ce spectacle, ne pouvant se dissimuler quMl s'agissait de s'amuser à leurs dépens aux yeux de l't^qui- page; car, (juoi(pic les matelots ne prissent aucune part à cet acte d'insubordination, ils n'étaient que trop dis- posés dans les longs loisirs de la paix à se distraire, n'ira- porte comment, de leur oisiveté forcée. La chose devint donc plus sérieuse, et le corps des as- pirans fut mandé sur le gaillard d'avant. Là nous fûmes alignés sur deux rangs, et l'on nous fit entendre que notre conduiteétait impertinente; mais ceux qui recevaient celte semonce et ceux qui la donnaient curent de la peine à s'empêcher de rire , car, pendant ce temps-là , les mate- lots, par l'ordre des ofliciers, débarrassaient les pour- ceaux de leurs nœuds de soie; et s'il n'est pas facile de mettre un pourceau en deuil, dix fois plus dilficile encore est l'opération contraire. Il ne fallut pas moins de six heures pour défaire ce que nous avions fait en moins d'unej sans parler du tumulte qui eut lieu le long des ponts, et surtout sous les canons et sous les chaudières, où deux ou trois des plus jeunes pourceaux s'étaient blottis , résolus en apparence à mourir plutôt qu'à se soumettre à la dégra- dation de quitter leur deuil malgré eux. Tout cela faisait honneur à la mémoire du pauvre Sha- Lings; mais dans le cours de la journée on découvrit le véritable secret de la dilHcullé de dépouiller un pourceau de son deuil. On surprit deux aspirans qui attachaient un morceau d'étoffe noire à la jambe d'une truie, à laquelle les matelots prétendaient déjà avoir ôté assez de crêpe pour lui faire un habillement complet. Aussitôt que ce nouvel incident fut connu , nous fùmei tous envoyés au haut du mât; les uns condamnés à s'as- seoir sur les traversins de hune, les autres sur les vergue» du perroquet, et un petit jeune homme , perché au bout du bâton de foc, y fut balancé par un autre à l'extrémité de la corne d'artimon. Cette punition dura six heures, pen- dant lesquelles on nous laissa sécher , conmie nous dit avec es REVUE DE PARIS, sa gi'iniacc ironique notre grand-papa. Mais 1res contrarié lui-iiième de ce dénouement, notre persévérant ami s*oc- cupa de découvrir le sort de Sbakiuss. Soupçonnant le boucher du bord d'avoir trempé dans \e meurtre , si le pauvre chien avait réellement été immolé, il l'envoya chercher sur le soir, le régala de quelques verres de grog » et engagea avec lui le dialogue suivant : «Je vous crois tout aussi humain que personne, mon- sieur le boucher; mais chaque fois qu'il s'agit défaire votre devoir, vous n'hésitez pas, sans doute, qu'il s'agisse d'un pourceau ou d'un mouton. — Certainement , monsieur. — Ou d'un chien , n'est-ce pas ? — Que voulez-vous dire? demanda le boucher étourdi de cette question imprévue. — Allons, allons, un autre verre ! et dites-nous fran- chement commentvous vous êtes débarrassé du chien... de Shakings? — Eh bien! puisque vous le voulez... je l'ai mis dans un sac. — Ensuite? » — J'en ai noué les cordons et l'ai jeté à la mer. — Mais il n'est pas descendu à fond. — Oh! monsieur, continua le boucher en s'abandon- dant à l'impitoyable instinct de son métier, j'avais mis un boulet de vingt-quatre dans le sac. avec Shakings. ,;— Vraiment '. Alors je puis vous di;-e que vous êtes aussi coquin que peut l'être un drôle dont le tour n'est pas en- core venu d'être pendu ; achevez votre grog et montrez- nous les talons. Le lendemain , pendant que les officiers déjeunaient , la porte de la cabine du capitaine d'artillerie s'ouvrit tout à coup , et le capitiine lui même en sortit, riant au mi- lieu d' un nu.-^ge de mousse, en homme qui vient d'interrom- pre l'acte de .«e raser. II s'avança avec un papieràlamain. — Voici , dit-il, des vcr« que je viens de trouver dans LIITÉRATURE. 69 ma cuvette ; je ne sais comment ils y sont venus, mais vous eu jugerez. Et il lut tout haut ces huit mauvaises rimes: Lorscjue Napoléon nienarant nos rivages Ri'veilla tout à coup nos généreux lions , On prit un soin si grand des câbles , des cordages , Que l'on n'en jetais pas un seul brin aux poissons. Mais , bêlas ! aujourd'hui la paix règne aux deux mondes. Qu'importe le service à notre oisiveté ; Nargue l'économie avec l'iiuinanité Shakinos et les boulets vont rouler sous les ondes Je n'ai pas besoin de dire que grand-papa était l'au- teur de cette épigramme , où le nom de Shaxincs , grâce au calembourg, signiQait à la fois notre pauvre chien et vieux cordages. On ne se perdit pas en conjectures pour le deviner, et il reçut à son tour une mercuriale du capitaine, cpii lui conseilla de s'occuper un peu plus de marine et un peu moins de poésie. Mais peu de temps aj)rès la mort du pauvre Sliakings, la guerre vint apporter des distractions à notre douleur , et grand-papa fut envoyé à Halifax , charge d'escorter une prise. Il avait ordre de rejoindre notre vaisseau dans la baie de New- York. Notre bon ami s'etant acquitté de sa mission en remettant sa prise aux autorités d'Halifax , prit son pas- sage sur un paquebot anglais, et nous le reconnûmes lorsqu'il arrivait heureusement au port. Quelques heu- res après nous vîmes venir le bateau-pilote, et t^uoiquc la imit fùtiléji noire, tous Icsjeunes aspiians accoururent sur le pont afin d'y recevoir leur digne camarade. Nous étions en octobre, et le vent souillait du nord- ouest , de sorte que le vaisseau mouillait entre Slaleu- Land et Long-Islaud En conséquence, le bateau-pilote marchait sur nous vent-arrière. Entraîné au delà *lu vais- seau il fut forcé de serrer le vent le plus près possible afin de nous élongerdans une situation parallèle, et en ce TOME Ml. 7 70 RE\TE DE PARIS, moment la grand' voile fut baissée comme on devait s'y at- tendre ; mais il fut facile de voir qu'il s'était passe quel- que chose d'extraordinaire, puisque le bateau tourna sur sa quille et s'e'loigna au lieu de nous aborder. Le flot l'en- traîna pendant quel([ues minutes , et lorsqu'il revint, nous apprîmes , à notre inexprimable douleur . que le bâ- ton du foc avait frappe' notre pauvre ami et l'avait préci- pité hors le bateau ; étant embarrassé dans sa grande ca- pote dont les poches étaient remplies des lettres que le paquebot avait apportées d'Angleterre pour nous, il es- saya en vain de s'accrocher au bateau , et retomba au fond de la mer. LE CAPITAnCE BasIL HàLL. ^ «/VVV%rW\ W«t t/VV\ VWV«A/V\ WWWVM.'Wk WWIVI^ M/WVWVK/WVWW vrfm^ ' — SYMPTÔMES POLITIQUES. — Tout annoucc la prochaine et entière répression des troubles de l'Ouest , dont les premières nouvelles avaient inspire des inquiétudes. Le comp«e-re«c?M des députés de l'opposition n'a eu pour ef- fet que de provoquer une polémique un peu plus vive entre les divers organes de la presse. Tel est, pensons- nous , le besoin d'ordre et de repos dans les majorités , ce besoin est tellement asssocié à la stabilité de ce qui est , que le trône de juillet rallierait encore à lui bien des mécontentemens , s'il était sérieusement menacé , soit par la guerre extérieure, soit par la guerre civile. Ni l'une ni l'autre ne nous semblent probables. — L'anecdote suivante a circulé dans quelques salons. On parlait à la cour de la dernière brochure de M. le vicomte de Chat Un grand seigneur de notre révolu- tion, se croyant sans doute revenu à l'ancien régime, dit assez haut pour être entendu du roi : a Pour faire taire M. de Chat , il faudrait l'exiler. — Je ferai mieux, dit Louis-Philippe en souriant, je vais écrire à M. de Sar- Une de lui envoyer une lettre de cachet! — On compte onze républiques en Amérique, et à la 72 REVUE DE PARIS, tête de chacune se trouve un ihef militaire pour prési- dent. En voici la liste : États-Unis. .... le gênerai Jackson. Mexique le général Bustamenle. GuATiMALA le général Morazan. Nouvelle- Grenade ... le général Obando. Venezuela le général Paez. Ecuador le général Flores. PiRou le général Gamarra. Chili. . . .... le général Prieto. BoLiviA le général Sanla-Cruz. Buénos-Atres. . 5 . . le général Rosas. Haïti le général Boyer. Bustamcnte et Obando ne sont que vice-présidens, mais investis de toute l'autorité de président. — Symptômes littéraires. — La peste du xire siècle nous valut en littérature le Dècameron de Bocace , l'épi- démie du xix^ siècle produit à son tour des contes et des romans. Tels sont, jusqu'à présent du moins, les seuls ouvrages qui remplissent les catalogues de nos libraires , les seuls que nos critiques signalent, les seuls par consé- quent dont le public des lecteurs s'occupe. Jusqu'à quel point cette littérature est-elle l'expression du temps ac- tuel? Dans les intervalles des révolutions ou des fléaux physiques , l'esprit cherche îles distractions et ne s'atta- che à aucun plan d'études. A la fois agiles du souvenir de nos derniers troubles, et de la menace sans cesse renais- sante de troubles nouveaux, nous doutons trop encore du lendemain pour nous livrera des travaux sérieux, et nous vivons au jour le jour en littérature comme en politique. D'un autre côté , on peut dire que le roman est devenu un cadre très-t'Iargi , oîi l'on traite toutes les questions ALBUM. 73 de notre'ordrc social. Si quelques auteurs n'yiappliquent que leurs idées d'arlisles, d'autres y transportent leurs idées politiques. Nous avons des romans républicains , des ro- mans légitimistes, des romans du milieu. Le roman est une tribune ; le romancier se croit aujourd'hui un homme d*état tout comme le journaliste et le député : ils ne sont souvent les uns et les autres que des hommes de parti; cju'imporle , si les partis les acceptent. Aussi voyons-nous les romanciers se faire de leurs contes les plus fantasti- ques des titres électoraux. Espérons que si la seconde chambre se recrute décidément parmi nos Bocaces , elle trouvera moyen de glisser dans les capacités légales de la pairie les contes imprimés et les contes sous presse , les mélodrames applaudis et les mélodrames en répétition. Kn attendant, ({u'on ne s'étonne pas de voir la lievue dt l'aris enregistrer dans son Album un si grand nombre de romans contre un si petit nonibre d'ouvrages scientifiques: nous appelons ceux-ci de tous nos vœux. — ACADÉMIE FRANÇAISE. — Jusqu'ici c'est M. Dupin atnë qui a seul aspiré ouvertement à remplacer M. Cuvier à l'Acadénue française. Si c'est comme membre de la cham- bre des pairs, comme conseiller d'état, comme homme politique enfin, et non comme l'Aristole moderne, que M. Cuvier était de l'Académie Irancaise , rambilion de M. Dupin est légitime. MM. Thiers et Salvandy ne renon- ceront pas cependant à la nouvelle succession qui vient de s'ouvrira l'Institut pour les hommes politiques d'abord , et pour les hommes de lettres ensuite. Quant à nous, at- tendu <[ue,dans la harangue de réception, il faudra, sotis la forme de l'éloge obligé, donner une idée de M. Cuvier comme écrivain naturaliste, s'il nous prenait envie de nous mettre sur les rantjs , nous con)mencerions par prier M. Charles Nodier de vouloir bien nous faire notre discours. 74 REVU F DE PAHIS. — M. de Bla inville vient d'élre nomme à la place tifi professeur au Jardin des Plantes. — L'Académie des Sciences a perdu dans M. Cuvier son secrétaire perpe'tuel : un seul candidat s'est présenté jus- qu'ici; c'est M. Geoffroy-Saint-Hilaire. — L'Académie des Beaux-Arts , qui a aussi une place vacante par suite du décès de M. Lelhiere , aura à choisir entre dix candidats : ce sont MM. P. Delaroche, Blondel, A. Piijol, Picot, Schnetz , Drolling, Langlois , Steuben , Delorrae et Rouget. — M. coiNET. — Un des plus spirituels champions de la presse quotidienne vient de mourir. M. Colnel , retiré depuis quelque temps à Bellevillc, appartenait parla forme de sa critique à celle école des Geoffroy, des Hoffmann , des Martainville. des Jouy, etc., dont les feuilletons Grent les be.iux jours des journaux censures de l'empire et de la restauration. La Gazette de France perd dans M. Colnet un de ses plus habiles collaborateurs. M. Colnet était en même temps libraire et journalisle. On se rappelle les plaisans articles que lui inspira au fond de sa boutique, sur le quai Voltaire, le voi^inage de rhOtel de M. Decazes. KOVVELLES DES THEATRES. — QuclqUCS piècCS à COU- plels, représentées cette semaine au Palais-Royal, au Vau- deville et aux Variétés, ne sauraient soutenir la concur- rence avec le drame ou méliHlrame que nous a donné le théâtre de la Porte-Saint-Marlin, sous le titre de La Tocr DE Nesles, tt qui a obtenu un immense ^uccés. Neuf actes ont à peine sulli pour tous les crimes qui se succèdent dans celle œuvre gigantesque. Dos reines imitent en riant la fameuse Messaline, au bruit d'un orage; des hommes sautent par les fenêtres d'une tour sans se faire le moindre mal, et trouvent le chcnùo si commode i|u'ils s'en servent ALBUM. 75 pour remonter. Ceux qui n'orit pas le courage de sauter comme les moutons de Panurge sont cgorgds pour couron- ner une orgie. Le poignard, le gibet, le poison , etc. , etc., varient agréablement la mort des victimes ; puis entre les assassinats commis sous nos yeux , le récit de forfaits plus atroces etjcore tient le spectateur en haleine. Il y a enfin dans cette pièce assez de parricides, d'infanticides , d'in- cestes , etc. , pour défrayer tout un répertoire de mélo- drames, et occuj>er tous les juges d'instruction du royaume. Croira-t-on quo l'aulcur prétende être seul dans la com- position de cette pièce, lorscju'un acte de vaudeville exige aujourd'jjiii jusqu'à quatre collaborateurs? Nous avions cru y reconnaître cependant , à travers quelques invraisem- blances, un grand art pour entretenir la curiosité et ce talent d'amener une situation qui atteste l'expérience du théâtre. Il est plus d'une scène dont le style et l'exécution disent assez qu'un maître au moins a pasïé par là. On u'a cependant nommé que M. Gaillardet , dont le coup d'essai rappellerait alors le fameux vers du Cid. La Tocr de Nesles, qui doit avoir une vogue égale à celle du Joueur et de Richard (V Arlington , est jouée par Ml'« George et Bocage , qui suffiraient pour élever ce mélodrame au rang de la tragédie. M. Lockroy les seconde fort bien. M"e Georges est surtout admirable dans le dernier tableau. Les décors et les costumes sont d'une magnificence que rien ne surpasse. — M"e Mars doit partir pour Londres dans la seconde quinzaine de ce mois. La reprise du Mariage d^argent attire beaucoup de monde. — - Paganini quitte définitivement Paris; la Tentation ne tardera pas à être représentée à l'Opéra. L.\. BIBLE, traduction nouvelle, avec l'hébreu en re- gard, par S. Cahcn , chez l'auteur, rue des Singes. — 76 REVUE DE PARIS. Le travail de M. S. Cahcn ne s'adresse qu'aux savans. Il a été entrepris avec une conviction consciencieuse. Pour attaquer l'auteur il a fallu calomnier ses intentions. Que ceux qui ont pu se laisser prévenir par Tattaque daignent au moins écouter la défense ; c'est tout ce que demande M. S. Cahen , très-résolu d'ailleurs à ne pas se laisser décourager dans son entreprise. Le but de M. Cahen est de ramener le sens traduit de la Rible à ses ternies les plus simples, c'est-à-dire les plus rapprochés de l'expression hébraïque , sans être ar- rêté par les termes qu'a consacrés un long usage, ni par le sens sur lequel les dogmes des diverses sectes se sont jusqu'ici appuyés. 11 devait donc s'attendre, soit en cor- rigeant ses devanciers, soit en se trompant lui-m'me, à soulever les objections les plus contradictoires. Peut-être eût-il été plus prudent à lui de ne pas prendre quelque- fois l'offensive dans ses commentaires ; mais il a cédé au désir bien naturel de justifier le résultat de sa propre critique. Les croyances rabbiniques et les croyances chrétiennes ont pris également l'alarme. Nous n'entre- rons pas dans ces querelles qui ne sont pas de notre temps ; ce qui nous importe dans la nouvelle traduction de la Bible , c'est d'examiner jusqu'à quel point le sens littéral, substitué à la paraphrase, peut venir au secours de l'histoire et de la philosophie naturelle; jusqu'à quel point la littérature proprement dite peut y trouver de nouvelles richesses. Eh bien ! il nous semble que sous ce triple rapport la nouvelle traduction de la Bible vient rendre un grand service aux lettres. M. S. Cahcn, eu se plaçant au point de vue d'un modeste traducteur, en écartant toute prévention systématique , fera désormais autorité pour quiconque s'occupera de cosmogoni* et d'histoire naturelle. Quant à la poésie, nous avons com- paré les passages saillans de sa traduction avec les mêmes pas:sages de nos traductions catlioliques ou protestantes, et , littérairement parlant, i'avantnge r.st consiaromt*nt ALBUM. 77 de son côld. Nous avouons toutefois que les incohérences cjue produit la version littérale de l'iidbreu dans notre franç;iis moderne ne sont pas moins choquantes, pour nos oreilles , dans M. Cahen que dans nos autres tiaduc- leurs. C'était rinévitabic écueil d'un semblable travail ; voila ce qui nous fera toujours préférer au mot à mot , comme aux périphrases, le latin de la vulgate ou l'an- glais du temps de Jacques 1er, parce que l'ëtrangelé ori- ginale (le rorienlalisrae, en passant par ce milieu étran- ger, ne contrarie par nos habitudes de langage. Il en est de m<^me pour ces admirables poèmes sanscrits, que Bopp et d'autres auteurs allemands ont dernièrement tra- duits en latin. On se trouve aussi un peu dépaysé dans la bible de M. Cahen par s;i nouvelle traduction des noms propres. Il a fait pour les noms bibliques ce que M. Thierry a fait pour les noms normands. Nous nous accoutumerons difficile- ment à dire Par au pour Pharaon, Mosche pour Moïse. Nous avons signalé comme imprudentes quelques notes qui ont mis M. Cahen en hostilité avec des opinions in- téressées; mais nous ne croyons pas que les esprits impar- tiaux eussent dû y voir autre chose que le droit de tout commentateur. Nous remercions M. Cahen d'avoir lui- même cité imparti.lement les opinions contraires aux siennes. Plusieurs de ces notes sont certes Irès-curieuses pour I(s philologues comme pour les littérateurs; elles nous ont révélé, quanta nous, une foule d'images de cette littérature des Talmudites , mine riche, qui méri- terait d'èlre exploitée par nos poètes et nos couleurs. Deux volumes seulement de la nouvelle traduction de la bible ont paru, contenant la Genèse et l'Eiode; nous y reviendrons quand le troisième sera publié. — Habbi Akiea. — Les notes de la Bible de M. Cahen nous ont rappelé que nous avions, parmi nos livres né- gligés, un recueil d'anecdotes rabbiniques, d'où nous tra- duisons la légende suivante: 78 REVUE DE PARIS. — Forcé par une violente persécution de quitter sa terre natale, leRabbin Akiba errait à travers les déserts. Tout son équipage consistait en une lampe dont il se ser- vait pour s'éclairer la nuit et étudier la loi ; en un coq qui lui servait d'horloge pour lui annoncer l'aurore, et en un âne sur lequel il voyageait. Le soleil baissait à l'horizon, la nuit s'approchait-, le voyageur ne savait où abriter sa léte , ni où reposer ses membres fatigués, lorsqu'il aperçut un village. Il fut heureux de le voir habile, s'iraaginant que là où il y avait des hommes devait se trouver aussi l'humanité; mais il se trompait. Aucun de ces hommes ne voulut le rece- voir, et il fut obligé d'aller chercher un asile dans un bois voisin. Il est dur, se dit-il , de ne pas avoir un toit hospi- talier pour me proléger contre rincicmence du ciel. Mais Dieu est juste , et tout ce qu'il Jait est pour le mieux! Il s'assit sous un arbre, alluma sa lampe et com- mença à lire la loi; il avait à peine lu un chapitre qu'un vent violent éteignit sa lumière. Quoi donc! dit-il^ ne puis je continuer mon étude favorite? Mais Diu est juste, et tout ce quil fait est pour le mieux .' Akiba s'éten- dit surla lerrenue, roulant, s'ilétait possible, goùler quel- ques heures de sommeil. Il avdit à peine lermé les yeux qu'un ioup survint et tua son coq. Quel nouveau malheur est ceci! s'écria Akiba étonné; mon vigilant compagnon est mort ; qui m'éveillera dé.^ormais le nutin pmir étu- dier la loi? Mais Dieu est ju^te , et tout ce qu'il J'ail est pour le mieux! A peine iiiiissait-il celte phrase qu'un terrible lion survint et dévora 1 àue. — Que faire main- tenant ! s'écria le voyageur solitaire; plus de lampe, plus de coq, plus d'àue ! Mais loué soit Dieu, tout ce quil fait est pour le mieux ! « Akiba pas^a une nuit agi- tée; le lendemain de bonne heure il se rendit au village pour voir s'il pouvait se procurer un cheval ou tout autre béte de somme pour continuer sou voyage; mais quelle fut sa surprise do ne pas trouver un seul habitant du viU ALBUM. 79 lage en vie : une bande de voleurs les avait tous pillds et égorges, u Dieu d'Israël 1 s'écria Akiba , toi seul es juste, toi seul es clairvoyant, toi seul , Dieu d'Abraham ,a. Ikdiana, par G. Sand, est une histoire fondée aussi sur un adultère : vous vous y attendiez. Toutefois il serait possible que l'auteur nous niât qu il y ait un adultère dans son livre. Je demande , moi , si une créole ardente qui non seulement reçoit son amant dans sa chambre , mais encore qui va le trouver dans la sienne , qui tra- verse les mers et fait un vo3'agc de mille lieues pour ve- nir se donner à lui... peut , au dénouement se vanter de n'avoir pas cédé aux dernières exigences do s;i passion ? ALBUiM. 83 Wy a t-il donc pas une virginité morale plus précieuse que l'autre , sans parler des convenances sociales? L'au- teur ne vous dissimule pas que c'est la femme révoltée contre les convenances sociales qu'il a voulu peindre. Indiana, c'est l'Haïdée deByron, transportée de son île au milieu de notre société pour y subir le despotisme du ma- riage et les trahisons d'un amour égoïste. Ni son mari ni son amant ne la comprennent; un seul homme est digne d'elle, un seul, romanesque comme Indiana, et qui l'adore, mais qui à son tour u'est point compris de la pauvre créole. Toutes ces personnes conspirent volontairement ou involontairement h se rendre malheureuses les unes par les autres. C'est un imbroglio de passions peut-être invraisemblables. Le mari, la femme, les amans, sont des êtres cxceptioimels; leurs actes et leurs sentimens sont plus subtilement analysés qu'adroitement expliqués selon les règles. Il y a dans cette oeuvre une singulière inexpé- rience de composition... Eh bien 1 avec tous ces défauts, Indiam est, selon moi , le roman de passion le plus atta- chant qui ait paru depuis long-temps. Je vous défie de le commencer sans le finir. Je ne sais s'il est possible de citer une exposition plus habilement faite que le premier cha- pitre. La passion parle dans Indiana avec une éloquence entraînante-, des réflexions tour à tour profondes et ingé- nieuses suspendent çà et là le récit sans l'interrompre. Enfin , lorsqu'aprés une suite de situations plus dramati- ques les unes que les autres vous arrivez au dénouement, vous êtes ravi par la révélation du caractère de l'amant méconnu , dans un sublime récit qu'on peut rapprocher sans trop de désavantage des amours de Paul et Vir- ginie. Des éloges de complaisance seraient une perfidie quand il s'agit d'un roman aussi distingué. Pour prouver la sin- cérité des miens je veux relever quelques taches dans le style. L'auteur dit trop souvent homme de fer , volonté de /tir , cœur de fer; et , dans la préface , nous voyons 84 REVUE DE PARIS, qu'il aime mieux faire une chose plutôt qu'une autre. M™e Sophie Gay dit de son cote' malgré que , et l'auteur d'JSgmont considère beaucoup trop au lieu de regarder et contempler. Si la bonne littérature continue à passer tout entière dans le roman, il faut pour le moins qu'elle y porte le meilleur style possible. — C'est par le style qu'un roman de 254 pages mérite de prendre rang à côté de ceux-ci : Ma.demoiselle Jus- TiKE DE LiRON , par M. Delécluze , est un drame à deux personnages , dont le dénouement n'est guère moins bi- zarre que le début. M^e Justine, qui a déjà eu un amant ^ est sur le point de se marier à un second lorsqu'elle décou- vre qu'elle préfère à celui-ci son petit cousin Ernest. Elle renonce pour Ernest à un établissement avantageux , lui accorde une nuit de tendresse et lui ordonne, au nom de son amour même, de s'éloigner un an et un jour pour aller se faire homme à la suite d'un ambassadeur. Le petit cou- sin revient au jour fixé , et s'étonne de la sagesse que lui impose cette fois Ml'e Justine, tout en avouant qu'elle est contente de lui et qu'elle continue à l'aimer. Un troisième personnage entre en scène , c'est un médecin qui vient défendre à M''^ Justine le café et les émotions vives. Le petit cousin est presque jaloux du médecin , lorsque Mile Justine se fait tàter le pouls et le rœur par son jeune amant : les battemens ne sont pas isochrones;.... la pau- vre Mlle Justine a un anévri-nie , dont elle meurt après avoir recommandé au petit cousin d'épouser une demoi- selle riche et bien portante. Cette situation d'une mat» tresse atteinte d'un anévrisme amène des scènes pleines d'intérêt. Jamais cœur ne fut plus expansif et plus désin- téressé dans ses battemens irréguliers que celui de M"' Jus- tine de Lirou, M. Delécluze exprime la tendresse en homme qui a analysé h Juliette de Luighi da Porto, et celle de Shakspeare. Un joli conte grossit le volume ; il est intitulé le Mécanicien roi ; c'est l'histoire d'une des plus ALBIM. a5 singulières folies qui aient bouleversé une tête hu- maine. — sTF.LLO — Sous le titre de Stella, M le comte Al- fred de Vigny vient de publier, chez M. Louis Hauman, un spirituel pastiche, où se trouvent trés-artistement fondues la manière de Sterne et la manière d'Hoffmann. C'est un curieux contraste avec le roman de Cinq-Mars du même auteur. Nous en rendrons compte, (i vol, in-i8.) L'ouvrage est imprimé avec le plus grand luxe. Conjectures sur la Jurmatioii et la miiltiplicittion des épidémies atïu6//e«, par le baron de Bcaumont. Celte brochure se recommande par des vues neuves qui appar- tiennent à la police médicale. — ŒUVRES COMPLÈTES DE LUDWiG TiECK. — Contes d^ ar- tistes. — Première livraison. — La réputation de L. Tieck a devancé de beaucoup parmi nous la vériûcation des ti- tres qui la lui ont acquise dans sa terre natale. Nous al- lons enfin pouvoir juger en connaissance de cause l'iugé- nieux conteur dont la renommée fut souvent mise en pa- rallèle avec celle d'Hoffmann , malgré l'extrême différence de leur génie , ou plutôt à cause même de cette différence. Si l'un, en effet, règne sans partage dans les domaines du fantastique, les âmes rêveuses se complairont aux sim- ples et gracieuses narrations de Ludwig Tieck. La première livraison contient la traduction fidèle et complète d'une des productions les plus célèbres de Tieck, Shakspeare et ses Contemporains , où l'auteur allemand a fait à la fois et l'histoire du cœur d'un grand homme de- puis les premières scènes de son enfance, où se dévelop- pent les premiers germes de sespcnchans , jus ju'à l'apogée de son génie , et le tableau pittoresque d'un siècle de ré- novation religieuse et intellectuelle. Les titres des nou- velles i|ue renfermeront les livraisons suivantes sont faits 8. 86 HEYIE DE PABIS. pour exciter la curiosité. Joies et douleurs musicales , le Vieux de la Montagne , la Maison de Fous , V Amant de la lune , etc. — Fournier jeune, libraire étiiteur, doit publier, le 5 de ce mois , la traduction des contes de l'Alhambra , par Washikgton-Irvikg. l'abeille erctclopédique , ou APERÇU raisokké de tov- T Fs LES coviiAissAncEs HTMAiKEs. avec uu tableau analyti- que des sciences et des arts, par Achille Tardif. — Deuxième édition. Un volume in-S". Prix pour Paris, 7 fr. So c Chez M. Rousseau , libraire , rue Richelieu , n® io3. — POÉSIES , par Aroédée Pommier. — Un vol. in-16 , chez Abel Ledoux. — Anch' io son pittore. Cette épigraphe , adoptée jar l'auteur, est justiGéedans plusieurs pièccsde son recueil , d'ailleurs très-varié. Nous recommandons sur- tout le Métier des Armes. — En parcourant le catalogue de M. EugèneRendoel, nous remarquons parmi les nouveautés qu'il annonce: le Fils de la Bossue , uu volume de Poésies nouvelles et deux drames , par A ictor Huco; — la Fée aux miettes ^ par Charles iSodier: — Volupté , par Sainte-Beuve ; — f^'ertu et Tempérament, par P.-L. Jacob ,— Frédéric Er- mer, par Alphon>e Royer, auteur dos iWau^aù Garçons; trois romans de M. Sue. trois autres du bibliophile Jacob. On voit que M. Benduel lient à n'éditer que des ouvrages que leur titre ou le nom des auteurs re€4.>ro mandent à la curiosité du public. Ils se trouvent chez M. L. Haumaa et Ce , longue rue-Neuve à Bruxelles. «AA ««* V^AAAAAAA %A/t V«AAAA V>AA^A NAA W« VV^ /W« W^ VAA V«A'Wt W\AAA %V« Wt v%« VV« LES SEPT INFANS DE LARA ^'^ £ii rannde de l'incarnation de Notre Seigneur 965 , un lioiiime puissant des frontières de Lara se maria ; il s'ap- pelait Ruy Velasquez , et prit pour femme dona Lambra, (1 ) Ce récit, empreint d'un caractère si âpre et si chevaleresque, est tiré d*UDe des plus anciennes chroniques espagnoles. Les histoires littéraires eu font rarement mention, et plus rarement encore les historiens étrangers s'en occupent-ils. C'est cependant une mine récoude à exploiter, si l'on se rappelle que h.s diverses parties dont elle se compose furent recueillies par Âlphonse-le-Sage, ce savant du treizième siècle qui croyait que son a>is n'eût pas été de trop lorsque le monde fut créé , et que l'on peut considérer comme un des esprits les plus remarquables du moyen ûge. Cette chronique si curieuse et si complète est intitulée : las quatro Partes enteras de la chronica de Espana, que niando coniponer et serenissimo rey don Alonso el Sabio. Zamora, i^^l^\ . I volume petit in-folio, lett. goth. (Il y a une autre édition , mcme format , imprimée à Yalladolid , 1604.) L'ouvrage entier eut pour éditeur Florian de Ocampo , historiographe de l'empereur Charles - Quint . qui dé- clare , dans une note placée à la fin des chroniques , que la qua- trième partie n'appartient probablement pas au temps d"Alphonse- le-Sage , mais qu'elle aura été écrite sous le règne de son fils doa Sanche. En effet , cette dernière partie se distingut- des trois autres par un style plus rude et plus diffus. « Ceux qui lont recueillie , dit le chroniqueur , se sont contentés d'en joindre grossièrement les diverses parties sans les unir intimement , tandis que dans les trois premières le seigneur roi avait amélioré avec une grande soUi'» 88 REVUE DE PARIS. naturelle de Ruruena et cousine germaine du comte D. Garci Ferrandez (i). Et ce Ruy Velasquez était seigneur de Bilaren ; il avait pour sœur une honorable datne nommée dona Sancha , laquelle était très-bien pourvue des biens de ce monde , et avait épousé un bon chevalier fort ami de Dieu et loyal pour qui il devait l'être. On l'appelait D. Gonçalo Gustios , celui de Salas , et il avait sept fils. C'étaient eux qu'on nommait les sept infans, et les sept infans avait été enseignés par un chevalier loyal , très-habile à dresser les oiseaux de fauconnerie et fort docte en d'au- tres excellentes choses. On le nommait Nuno Salido , et il avait élevé ses pupilles eu bonnes manières et franches coutumes , de sorte que tous les sept avaient été faits chevaliers en un seul jour par D. Garci Ferrandez. Ils étaient bons cavaliers et très-hardis aux armes. Et lorsque Velasquez se maria avec dona Lambra, il fit ses noces à Burgos. On vit venir alors de Castille et de Léon , de Portugal et deBurucua, de l'Estremazgo et de Gascogne , d'Aragon et de Navarre, tousses amis et bien d'autres avec eux. Et aux noces s'en fut D. Gonçalo Gustios avec dona citude les récils déjà rassemblés , s'eSbrçant de les mettre dans le style le meilleur du temps , quel qu'il fût. » Le grand événement que nous racontons ne datait ^uère alors de plus de deux cent soixante ans. La tradition en était encore \ivante dans le pays, et elle avait fourni des romances pleines de naïveté et d'énergie. Mais il est difficile de dire maintenant qui l'emporte en ancienneté de la chronique ou des romances. (i) Don Garci Ferrando , qui ne portait que le titre de comte de Castille . était par le fait souverain de re pays. II est célèbre par ses guerres contre les Maures de CorJoue , et surtout par le code qu'il donna à son pjvs. On regarde ce recueil de lois comme le droit foudamcutal de la Castille. Don Garcie mourut en Tan- née ioo5, de deux blessures reçues dans uuc bataille livrée à Al> del-Melcck , > icc-roi de Cordoue. LITTÉRATURE. 89 Sancba , sa femme et ses sept fils , puis Niino Salido , le maître qui le« avait élevés. Ces noces durèrent cinq se- maines, et magnifiques furent les présens qui furent faits par D. Garci Ferrandez et tous les autres hommes nobles qui étaient présens. Et une semaine avant que les noces s'achevassent , Ruy fit élever un but au-dessus d'un échafaudage en bois sur le riva{îe du fli que ses s«pt fils, eurent grand plaisir de ce beau coup; mais bien navrée en fut dona Lambra. Et voilà que les six frères montèrent à cheval, et s'élan- cèrent vers Gonçalo Gonçalez , car ils craignaient que quelques mauvaises raisons ne lui fussent cherchées. En effet , Alvar S.iuchez irrité commença à dire des paroles (l) Ce jeu , assez imparfaitement décrit dans la chronique , et comme un exercice fort usité , était probablement une espèce de jeu de bague , diverti ssement généralement adopté alors par les Maares. La romance des sept infans, qui n'est pas toujours d'accord •▼ce La chronique , dit que Rodrigue (Ruy est labréviation de ce nom) s'essayait à Lancer des tièches au-dessus d'une haute tuur. 90 REVUE DE PARIS, insoleutes , si bien que Gonçalez se laissa emporter vert lui , il lui 6t une large blessure au visage , et lui brisa U mâchoire : quelques-uns disent qu'il en tomba mort. Quand dona Lambra vil cela, elle se frappa violemmenS la poitrine, disant que jamais dame n'avait reçu tel aflfront à ses noces. Ruy Velasquez l'entendit; comme il était & cheval , il saisit un éclat de lance, s'enfut vers les infans, et fit une large blessure à la tête à Gonçalez. Quand celui- ci se sentit si malement blessé, il dit à son oncle : » Certes je n'ai point mérité telle blessure, car je crois que c'eit une blessure de mort, et toutefois si je trépasse , que mes frères n'en disent rien; mais ne me blessez pas de nouveau, oncle; je ne pourrais le souffrir. >» Et Ruy Velasquez fjt irrité de ces paroles -, il voulut encore le frapper. Le cojp qu'il donna fut terrible : voulant atteindre la tête, il brisa sur les épaules du chevalier le tronçon de lance, qui se rompit en deux. Alors Gonçalo Gonçalez arracha des mams de récuycr qui le suivait son gantelet à faucon. Il n'avait pas d'autre arme; il en frappa D. Ruy avec une violence telle qu'il lui défigura le visage; si bien que, voyant son sang qui coulait, Ruy Velasquez s'écria : Aux armes! aux armes! et de toutes parts fut grand le désordre. C'était un cri terrible dans une fête, et terrible eût elé le carnage. D. Garci Ferrandez et D. Gonçalo Gustios parvinrent par bonnes paroles à apaiser ces hommes hautains. Il n'arriva aucun mal, et ils parurent grands amis les uns des autres , si bi.n que D. Gustios offrit même à Ruy Velasqutz k» services de ses fils contre les Maures, et que celui-ci assura qu'il leur ferait grands honneurs comme à ses propres neveux, enfaus de sa chair et fils de sa sorur. Tout semblait donc apaisé. Les gens qui avaient assisté à la noce s'étaient dispersés. D. Ruy avait accompagné le comte de Castille , qui retournait en ses états avec dou Gustios; mais D. Sancha et ses sept fils éuient restés près de dona Lambra avec plusieurs chevaliers; ils se rendirent à Barvadiello pour prendre le plaisir de la chasse. LITTÉRATURE. 91 Un jour, les iofans étaient entrés dans un jardin pour se divertir à l'ombre îles arbres, lorsque GonraloGonçalez se fit apporter son faucon , et se prit à le baigner en belles eaux, afin de le réjouir. Dona Lambra le vit; et comme elle le haïssait dans son cœur, elle dit à un vassal . « Prends un concombre , remplis-le de sang , va dans ce jardin , et frappes-en Goncalo Goncalez , le chevalier au faucon ; reviens ensuite vers moi , je te secourrai. Le vassal fit ce qu'avait ordonne dona Lambra. Mais quand les infans virent leur frère teint de sang, leur cœur bondit ; ils eurent soif de vengeance. Ils cachèrent leurs épces sous leurs manteaux, et dirent : u Si cet homme est un insensé, nous le saurons : il lui faut pardonner; s'il a reçu des ordres, nous le saurons encore... » Ils s'en furent vers dona Lambra. Le vassal s'était réfugié près d'elle : « Dona Lambra, notre cousine, laissez-nous nous saisir de cet homme. — Non , car il est mon vassal , et tant que cela sera en mon pouvoir, nul mal ne lui sera fait. » Les infans le tuèrent sans pitié , et du sang qui sor- tait de ses blessures ils marquèrent les coiffes et la robe de doua Lambra, puis ils chevauchèrent sur leurs chevaux, allèrent vers leur mère dona Sancha, et retournèrent à Salas. Bien vous pensez (juellc fut l'angoisse de tlona Lambra , et combien elle pleurait son vassal j après le départ des in fans , elle lui fit dresser un lit de parade au milieu du verger. Ce litétait couvert de drap noir, comme il convient pour un honmie mort; elle et ses dames l'entouraient, menant le plus grand deuil que l'on eût vu. L'on eut dit qu'elle était abandonnée de mari et de seigneur. Ruy Velasquez revint de sa course avec le comte Fer- randez et don Gustios, et aussitôt qu'il fut arrivé , dona Lambra se traîna à ses pieds, en le suppliant de se rappeler l'affront que lui avaient fait ses neveux. Ruy Velasquez répondit «i Dona Lambra, ne vous intpiiélez |>oinf , je vous 92 REVUE DE PARIS. donnerai telle réparation que tout i'nnivers pourra bien en parler. i» Il envoya donc dire à don Gustios qu'il vînt vers lui , et qu'il avait longue» choses à lui dire. Don Gustios arriva avec ses sept ûls, et ils parlèrent de l'iiffront qui avait été fait à dona Lambra ; mais de paroles en paroles , ils sem- blèrent ranimer leur affection l'un pour l'autre, et les sept infans mirenl leur main dans la main de don Ruy. Et comme s'ils étaient amis véritables, Ruy Velasquez dit à don Gustios: »c Beau-frère, les uoces m'ont coûté cher, et le comte Garci n'a pu m'aider en ces dépenses, comme il avait promis de le faire. Vous savez qu'Almancor m'a été déjà d'un grand secours pour les célébrer. Comme ami, je vous prie donc d'aller vers le roi maure, lui por- ter en mon nom une lettre où je lui demande de nouve.iux services » Don Gustios répondit aussitôt : a La chose me plaît ainsi, » et Ruy ^'elasquez se retira en son palais avec un maure renégat. Il lui fit écrire une lettre en arabe, une lettre où il était parlé des sept infans et de leur père.... et puis, quand la lettre fut écrite, le Maure eut la tète tranchée Don Gustios retourna à Salas, puis il s'en fut à Cordoue, et il remit sa lettre à Almancor, en lui apprenant la raisoa de son message. « Quelle lettre m'apporles-lu ? — Roi , je ne sais ce qu'elle renferme. — Sache le donc, Gustios, car Ruy Velasquez v• Et quand les Maures virent les infans de Lara dans la plaine, les tambours retentirent; ils fondirent sur eux comme la pluie d'urage tombe dans la campagne , et alors commença une bataille plus forte et plus cruelle qu'au cune de celles que l'on eût yues. Et bien que les six infans fussent comme un seul guer- rier, et qu'ils combattissent avec grand effort de courage, il vous faut savoir que Gonçalo Gonçalez faisait de beau- coup plus grandes actions que les autres; mais le nom- bre d>.8 ennemis était si grand qu'ils ne pouvaient plus résister, et ils étaient déjà si fatigués de combattre qu'ils restaient au même lieu; et leurs bons chevaux ! C'était pitié que de les voir, et quand même les infans auraient voulu combattre, ils ne l'auraient pas pu; car bientôt ils n'eurent plus d'cpées ni d'autres armes : elles étaient brisées ou perdues. Et quand les Maures les virent sans armes , ils tuèrent 9 98 REVUE DE PARIS, leurs chevaux et prirent les chevaliers; puis les ayant d^ponille's de leur armure , ils les de'collèrent un à un , sous les yeux de leur oncle Ruy Velasquez , et sans aucun autre retard. Maisqu.nd Goncalo Goiicalez, le plus jeune de tous , vit ses frères décolle's devant lui, il reprit du cœur et s'ëlança surle mécréant qui leur avait tranché la têle; d'un coup de poing dans la poitrine il le fit tomber mort à ses pieds. 11 en tua d'autres; mais enfin on s'empara de lui , et comme les autres il eut la tête tranchée. Et cela étant fait , Ruy Veslaquez prit congé des Mau- res , et retourna à son logis de Bilaren. Les Maures prirent les têtes des sept infans et celle de Nuno Salido, leur bon maître , et ils s'en furent à Coi'doue. Lorsque Viara et Galve furent arrivés à Cordoue,ils allèrent vers Almancor; et ils lui présentèrent les têtes des sept infans avec celle de Nuno Salido , leur maître , et quand Âlmançor les eut vues, il sut bien les reconnaître ; il ordonna qu'on lavât avec du vin le sang dont elles dé- gouttaient. Après qu'on les eut lavées , il fit tendre un drap blanc dans le palais, et il les fit attichcr sur un même rang. Celle de Nuno Salido fut attachée à part au-dessus d'elles. Puis Almançor s'en fut à la prison où gisait D. Gustios , le père des sept infans, et il lui dit : « Goncalo Gustios, comment vas-tu? — Seigneur, répondit celui-ci, comme vous l'aurez pour bien , et en vérité je suis réjoui que vous soyez venu ici ; car je comprends que vous alle2 me faire merci , et cela doit être , puisque vous me venez voir : quand un roi vient visiter son prisonnier, son pri- sonnier est libre. « Et Almançor lui réjM)ndit : • Je suis venu pour te dire ([ue j'avais envoyé mes troupes au pays de Castille. et que mes hommes se sont battus avec les clirétiens dans & LITTÉRATURE 99 les ])laln€s d'Alincnar. Les clirëliens ont été vaincus et mes hommes m'ont apporté huit têtes. Sept de ces têtes sont les {{'\e$ de jeunes hommes; il y en a une de vieil- lard , et je veux l'cmmcntr pour savoir si lu pourras les reconnaître , car mes adalides disent qu'elles sont du pays de Lara. Don Gonçalo Gustios re'pondit : Si je les vois , je pour- rai te dire à qui elles appartiennent, de quel lieu ellessont et de quel lignage : car, en toute vdrité, il n'y a pas un seul chevalier eh la Castille que je ne connaisse. Alors Almançor le fit conduire au lieu où étaient les sept têles. Gonçalo Gustios les vit et il les reconnut. Si forte fut sa douleur qu'il en tomba h terre ; on crut qu'il était tré- passé. Mais il se releva et versa de bien grosses larmes. Il dit à Almançor : u Ces t^'tcs, je les reconnais bien : ce sont celles de mes fds, les sept infans de Salas, et l'autre, c'est celle de Nuno Salido, celui qui les a élevés. Et après avoir dit cela , il commença à pousser des gé- niisseujens si remplis de douleur qu'il n'y avait pas un homme qui le vît qui n'eût grande douleur aussi, et qui pût retenir ses larmes. Il prenait lui-m^'me les létes une à une, et raisonnait avec chacune d'elles des grandes actions qu'elle avait fai- tes. £t dans la grande angoisse où il était, il prit une épée qu'on avait laissé dans le palais, et il en tua sept algua- zils, là même et devant Alnumçor. Les Maures l'empêchaient d'en tuer davantage, et il supplia Almançor de le faire mourir, car de la vie il n'en voulait plus. Almançor en eut pité, et il voulut qu'aucun mal ne lui fût fait. Et don Guslios étant dans cette angoisse, et poussant do grands gémissemcns comme vous avez entendu dire, 100 REVUE DE PARIS, vint la Maurisque qui le servait. «■ Courage, seigneur don Gonçalo, et finissez de pleurer. Sachez que j'ai eu treize fils bons chevaliers , et que tel a été leur sort et le mieu , qu'ils me les ont tués eu un seul jour, en un jour de b.i- taillc. Je n'ai pas laissé (jue de prendre courage, et par la suite j'en ai gardé un long silence. A plus forte raison devez-vous le faire, vous qui êtes chevalier, et vous aurez beau pleurer ainsi vos fils , cela ne fera pas qu'ils se re- lèvent et que jamais vous les revoyez en tous les jours de votre vie. Ne vous laissez donc pas tuer par la douleur." Alniançor dit à don Gustios : « Va en Ion pays ; il y a long temps que ta femme dona Sancha ne l'a vu j quant aux têtes de tes fils, je ferai pour elles tout ce qu'il fau- dra faire. » La Maurisque le prit alors à part, ix Seigneur don Gus- tios, je suis enceinte de vous, et il faut que vous ayi z pour bien de me dire coinmeut je dois agir. i« Si c'est un garçon, doiniez-le à élever à deux nourrices et qu'elles l'élèvent bien , et quand il sera en âge de com- prendre ce qui est bien et ce qui est mal , vous lui direz qu'il est mon fils .et vous l'e ivcrrez h Salas, n En disant cela, il tira une bague ([u'il avuit au doigt , la rompit en deux et en donna la moitié a la dame maure pour qu elle la remit un jour à son fils. Gonçalo Gustios prit coni-ë d'Almançor et de tous les grands de sa cour, et il retourna à Salas. La dame maure enfanta bientôt un fils, qu'Almançor remit à deux nourrices pour qu'elles relevassent , et il lui donna le nom de Mudarra Gonçalez, et depuis la qua- trième année du rè^ne du roi rcrmudo jusqu'à la on- zième, nous n'avons rien qui soit relatif à celle histoire. Et maintenant la suite nous allons vous l'apprendre en peu de mots , vous saurez comment furent vengés les sept infans de Itara. A dix ans Mudarra fut fait chevalier par Ahnançor, et on dit (pi'Almanror l'aimait beaucoup , parce qu'ils ra LITTÊRATTRE. 10« oontcnt que la dame maure dont il était le fils ëtait sa propre sœur. Et par la suite Mudarra Goncalcz devint un fort che- valier. Il savait que son père t'iait chrt'tien, ce qu'il avait soufTert en prison, conuncnt étaient morls ses frères par trahison , sa mère lui av.iit tout raconté. Un jour il dit à ses compagnons : « Amis, vous savez comment mon père don Guslios a smifTert jurande douleur sans ritison; vous savez aussi comment sont morts les sept infans de Lara. Je vous dis ici que j*ai pour bien d'aller en la terre des chrétiens et de les venger, i» Il prit congé d'Almançor et s'en fut à Salas; il se fit reconnaître par son père, et quand celui-ci eut vu la moitié (Panneau qu'il portait, il lui plut beaucoup; il en mena grande joie. Mais au bout de quelques jours Mu- darra dit à don Guslios : u Je suis venu ici pour savoir de vous comment allait votre fortune , pour venger la mort des infans, et puisque c'est ainsi , il n'est pas bon que nous prolongions plus long-temps cette affaire. « Il s'en fut à Burgos , où étaient le comte Garci Fcrran- dez et Ruy Velasquez ; il défia celui-ci devant le comte , Ruy Velasquez ne voulut pas accepter le combat ; Mu- darra en eut grande colère , et il fut vers lui pour le frap* per derèpée,mais Garci Ferrandez le retint de sa propre main, et ne le laissa pas faire. Il ordonna une trêve de trois jours , mais plus long-temps il ne put la prolonger, et tous ceux qui étaient présent prirent congé du comte. Ruy Velasquez tarda jusqu'à la nuit pour s'en aller. Murant sa nudité , Honteux , il cache aux yeux de la foule insolente Le sexe du vieillard , marque pâle et sanglante D'inutile virilité. C'est à vous de mourir : la mort sicdi votre âge : LITTÉRATURE. t07 Tatil que brille en sa fleur l'aimable puberté , Admiré des guerriers , chéri de la beauté , Le soldat peut sans crainte affronter le carnage , Sans honte il peut tomber au milieu des combats , Il est jeune , il est beau , même dans le trépas. Je n'ai pas hésité à traduire litle'ralement, comme tout le reste, la dernière partie de ce chant. 11 ne faut recu- ler devant rien de ce qui explique les mœurs d'un tel peuple. La plupart des traducteurs de Tyrtee y avaient échoué, les uns par une fausse délicatesse, d'autres par ignorance. M. F. Didot seul a franchement et heureuse- ment abordé la difficulté. L'Italie, l'Angleterre et la Hol- lande n'y ont rien compris. Letraducteur anglais Polwhele retranche toute la fin de la pièce, on account oj its indelicacy. Ce sont là de ces traits qui caractérisent une nation. Les Allemands , et je m'en étonne, car ce sont , après les Italiens du quinzième siècle , les meilleurs in- terprètes de la pensée antique, ont vu dans le mouve- ment du vieillard expirant un trait de pudeur et de mo- destie ; et les voilà citant une foule d'exemples : c'est Lu- crèce après son coup de poignard , c'est J. César massa- cré , c'est la vestale condamnée par Domilien , c'est Olym- pias , mère d'Alexandre ; c'est la Thisbé d'Ovide et de La Fontaine , qui . . tombe , et , tombant , range ses vétemens , Dernier trait de pudeur à ses derniers momens. Mais quel serait alors le sens des derniers vers f Si l'on songe aux mœurs de la Grèce , si l'on se rappelle que nul peuple ne fut jamais épris d'un amour plus passionné pour la beauté , pour la force physique , pour tout ce qui peut présenter l'homme et la femme dans le plein déve- loppement de leurs facultés corporelles; que de là naquit la désespérante perfection de leur statuaire; que ce type de beauté, vivant dans les temples, les spectacles. , les 108 REVUE DE PARIS, assemblées , dominant les arts et la poésie , ne devait ja- mais se perdre de vue , même en présence des supplices; que, dans des temps postérieurs, le ciseau qui fixa sur le front duLaocoon toute la dignité de la figure humaine, en dépit des plus cuisantes douleurs, ne fit qu'individua- liser une pensée fondamentale du génie grec, on conce- vra quelle fut , dans le tableau qui termine cette élégie, l'intention de Tyrtée. L'homme, selon lui , doit être, même dans la mort, fier de sa jeunesse et de sa beauté , honteux de son impuissance et de sa laideur. La pensée est aussi vieille qu'Homère : c'est dans l'admirable dis- cours de Priam au xxue livre de l'Iliade. Oui , même dans la mort tout sfed tien an jeune âge. Jeune , quand le guerrier tombe aux champs du carnage , Tout déchiré qu'il soit du fer ensanglanté , Partout il n'offre aux yeux que ligueur et beauté. Mais alors que des chiens la gueule dévorante Souille le menton blanc , la tête grisonnante , Le sexe du vieillard !... Ah! mortels malheureux, Voilà de tous vos maux le mal le plus affreux ! Est-ce donc par pudeur que le vieillard se couvre de «es mains? Non assurément. C'est un mouvement machi- nal qui le dérobe à la sanglante ironie des hommes , ali- tant qu'à la dent des chiens. Comme on a pu l'entrevoir dans ces fragrocns, la pen- sée de Tyrtée est toujours énergique, son style à la fois mâle et brillant. Le bonheur de combattre pour sa pa- trie , sa femme , ses enfans ; la misère et l'éternel oppro- bre qui s'attachent au lâche, l'ivresse de gloire qui ré- compense le vainqueur, la vertu guerrière élevée par-delà tout ce qui peut être l'objet de l'ambition humaine; les exhortations aux jeunes combattans, mêlées aux leçons d'une tactique simple, tel est le sujet de ses chants. Sa poésie est rapide et riche en images. Lui faut-il une transition? Une partic^ile qu'il jettera brusquement dans LITTÉRATURE. <09 le vers lui en tient lieu. Mais cette vigueur n'est point de la rudesse; quoiqu'il parle à des Doriens, il a con- servëriiarmonieux dialecte de sa patrie. Habile dans le rythme élegiaque , il marie avec bonheur l'hexamètre au pentamètre; car, selon la poétique comparaison de Her- der, le pentamètre , dans les vieux èlègiaques grecs, sem- ble une héroïne belliqueuse qui s'allie à Ihexamètre comme a son époux. L'un paraît lepremier, grand et majestueux; l'autre le suit, compagne inséparable, et sa démarche , moins imposante, a quelque chose de plus vif et de plus animé. Le nom de Tyrtée était devenu proverbial pour dési- gner ceux qui encourageaient les autres au combat. Tous les anciens sont unanimes dans les éloges qu'ils lui don- nent. Léonidas le trouvait admirable pour exaller l'ame des jeunes gens , et c'est un imposant témoignage en pa- reille matière que celui du martyr des Thermopyles. « 0 Tyrtée ! s'écria Platon , chantre divin , je te proclame un vrai sage, car tu as dignement célébré les héros di- gnes de l'être. « Quinlilien regrette de ne pouvoir s'ar- rêter sur un poète qu'Horace cite à côté d Homère. Ce qui est certain , c'est que même aujourd'hui on ne peut lire Tyrtée sans être ému , agile, involontairement reporté de vingt ans en arrière, quand les bruits de guerre résonnaient à nos oreilles, et que le soldat était tout. On sent , comme le poète latin , qu'il est doux de voir les grands combats s'engager dans la plaine ; mais on ne vou- drait pas , comme lui , refuser sa part de danger. Aucun des chants militaires composés depuis (si ce n'est pour chaque peuple ses chants nationaux , la magie de ceux-là n est qu a eux ) ne produit une aussi vive impression. Vous pourrez trouver ailleurs quelque chose de plus brus- que et de plus original , mais rarement une chaleur aussi vraie, un enthousiasme aussi communicalif. Qui jamais , par exemple , a mieux chanté la gloire et le bonheur du soldat , ([uand il icvient , comme ou disait à Sparte , ou 10. ^10 REVUE DE PARIS. sur ou avec son bouclier, que ne l'a fait Tyrtëe dans ces vers, les derniers qui nous restent à citer de lui. Il est d'un peuple entier le trésor et l'appui , Ce héros , étranger à la fuite honteuse , Qui , livrant aux hasards son ame belliqueuse ^ Encourage les sieus à mourir comme lui. A peine , de fer hérissée , Parait des ennemis la phalange pressée , Que lui . debout au premier rang , D'un bras vainqueur l'a déjà repoussée. Il soutint du combat la vague courroucée ; Et si lui-même enfin , sous les traits expirant , Au poste de l'honneur laissa sa noble vie , Gloire alors , gloire à sa patrie ! Gloire au vieux père du guerrier î C'est par-devant que son noir bouclier, Et sa potrine et sa cuirasse De blessures sans nombre ont coaservé la trace. Tous pleurent le héros , vieillards et jeunes gens Exbalent leurs regrets en longs gémissemens ; Un vêtement de deuil couvre la ville entière ; Sa tombe est à jamais illustre ; son pays L'honore dans ses fils , dans les fils de ses fils , Dans sa postérité dernière. Sa gloire avec son nom passe à l'éternité. Oui , s'il souffrit de Mars la colère fatale . Quand , le fer à la main , d'un courage indompté , Il défendait ses fils et sa ville natale , Sous terre , il vit encor pour l'immortalité. Mais , s'il peut de la mort fuir l'éternel silence . S'il revient tout brillant de l'éclat du vamqueur. Que d'hommages lui rend la vieillesse et l'enfance : Quelle sublime jouissance Jusqu'à son dernier jour enivrera son ccrur l Il vieillit entouré de la publique estime ; L'ofl'enser dans ses droits , outrager son honneur, " Aux veux de tous serait un crime. Paraît-il ? Jeunes , vieux , pleins d'un noble respect . . Tous se lèvent à son aspect Par un mouvement unanime. LITTÉRATURE. 111 Oui , la voilà , la gloire! il la faut conquérir : Mais il n'est qu'un chemin vers ce faite sublime , La guerre ; et la valeur peut seule nous l'ouvrir. Dans les repas, et surtout dans les repas de corps en- tre militaires, chacun des convives, au rapport d'Alhë- nëe , devait, à son tour, chanter du Tyrtée, c'est son ex- pression. Le gëne'ral ou l'amphytrion donnait la palme au plus habile chanteur : le prix était une portion des vian- des du festin. C'est ainsi qu'à Athènes on entonnait au dessert le chant tout national en l'honneur d'Harmodius et d'Aristogilon, trop connu pour le répéter ici ; et ces scolics bachiques ou guerrières, dont Athénée nous donne encore le modèle dans le couplet si chaudement gai d'Hy- brius de Crète : Toute ma richesse à moi C'est ma lanc eet mon grand sabre. Avec elle je suis roi , etc. Doit-on ranger parmi les souvenirs de l'antique poésie militaire certaines pièces dont les noms seuls ou quelques vers insignifians nous sont parvenus, la Salamine de So- lon , par exemple , d'un effet si magique dans la bouche du poète , que , dés qu'il l'eut chantée , la guerre fut déclarée à Mégare, quoique le peuple eût décrété la peine de mort contre quiconque lui rappellerait que les Mégariens avaient été assez puissans pour s'emparer d'une ville athénienne ? Faut-il comprendre dans cette classe le Combat des Smyrnècns contre Gj-gès et les Lydiens^ par Mimnerme, les éh'gies héroïques de Simonide sur les défaites des Perses et les batailles de Salamine et d'Artcmise , et celle de Callimaque sur la victoire de Sosibius ? Ces poèmes po- litiques, ces hymnes à la gloire du vainqueur, ne sont pas à proprement parler, de la poésie militaire; ils rentrent plutôt dans ces composiiions didactiques et descriptives dont oq peut se faire une idée par le chant triomphai sur 412 REVUE DE PARIS. la bataille d'Actium , que Properce a jeté au milieu de se» e'iéj^ies amoureuses. Je n'appelle poésie militaire que celle qui réellement naquit sous le drapeau, ou du moins quitta les livres et le cabinet pour voler sous la tente et se re'péter en chœur aux jours de bataille. La littérature latine n'a conservé aucun monument de ce genre, car je n'honore pas non plus de ce nom les chansons de corps-de-garde dont les frag- mens et la grosse joie ont traversé les siècles pour arriver jusqu'à nous. Savez-vous, au reste, que ces chansons avaient souvent toute la verve et la malicieuse causticité de nos grognards, qui, au feu du bivouac, n'épargnaient pas le petit caporal plus qu'un autre. Suélone et Flavius Vcpis- eus nous en ont conservé quelques bouts de vers, si l'on peut appeler vers des lignes où la mesure latine n'est pas mieux observée que la rime dans nos chansons de caserne. Dans Vopiscus, il s'agit d^Aurélien, qui, selon Theoclius, ou de Tliéon de Chio, si vous préférez la correction du docte Saumiiise , avait tué mille Sarmates à lui tout seul. Ses soldats dansaient, et répétaient un couplet dont on peut donner une idée en le traduisant ainsi : Nous en avons déconfit mille , Mille nous a\ ons dt-confit ; Un seul homme en raccourcit mille , Mille un seul homme raccourcit. Mille ans puisse vi^Te Qui mille a battu .' Notre chef s'enivre De sang, et si dru Que jamais homme ivre De vin n*a tant bu. Un des couplets cités par Suétone , à propos de Citar vainqueur des Gaules et de Nicomède vainqueur de César, est intraduisible; l'autre est plus aboidable , et prouve «us6i bien que , tout en se battant pour lui , les soldats de LITTÉRATURE. H3 César savaient rendre justice au chauve triomphateur qu'ils accompagnaient. Celait du haut de son char que le dictateur entendait ses vétérans dianter à pleine voix, dans les rues de Rome, aux badauds de ce teraps-là. Pekins , prenez garde à vous f Voilà notre capitaine. Prenez garde , vieux jaloux , Au chauve qu'on vou» ramène. De l'argent qu'on lui prétait Dans la Gaule il achetait Des femmes à la douzaine. MalfH'é tout, CCS deux ou trois chansons ne peuvent représenter une littérature militaire. Dans cette branche, comme en bien d'autres, la faiblesse latine n'atteignit jamais la divine hauteur des Grecs. Pour retrouver Tyr- tée, il faut arriver aux modernes. Avant d'y venir, encore deux observations à propos de ses poésies. Un des plus spirituels et des plus savans rédacteurs de la Revue de Paris a écrit une grande vérité, du moins à mon avis : Les anciens cfui savaient tout et qui ont tout dit. Je connais bien peu de choses, en effet, qui ne soient répétition, et celui qui donne à un autre un bre- vet à'invention me semble se donner à lui-même un bre- vet d'ignorance. Que nous resterait-il si tous les inven- teurs étaient aussi candides que celui de l'illustre jeu de l'Oie, qui du moins a écrit en tête de son œuvre : re- nouvelé des Grecs ? Dans le petit état que j'habite, il y a, comme dans toute société décemment constituée, une charte, un roi, un sénat et surtout un dcine ou pouvoir démocratique. Nous avons tout cela depuis trois ou qua- tre mois. Je savais bien que cette création n'était pas pré- cisément une nouveauté ; mais je ne me doutaispasqu'elle vînt en ligne directe d'Apollon , il y a quelque trois mille ans. Or voici ce que je lis dans mon Tyrtée. Tyrtée, qui n'était pas seulement professeur de grammaire, général H4 REVUE DE PARIS, d'armée et poète , mais qui eût fort bien tenu sa place dans une chambre de représenfans , avait ajouté à ces poésies militaires des poèmes politiques , et dans l'un d'eux il écrivait ces lignes , que je traduis littéralement : Du trépied de Phébus ils porlent en ce lieu La parole parfaite et l'oracle du dieu. « Que du conseil les rois soient la source et la vie ;. » En eux l'aimable Sparte espère et se confie : » Qu'ensuite les vieillards , puis au dernier degré » Le peuple , soient l'écho du rhètre vénéré. » Qu'est-ce que les rhctres , p^rf.xi (qu'on nie pardonne de citer le grec, il est indispensable ici) ? Ce sont évi- demment les lois de Lycurgue, auxquelles les rois d'abord, puis le sénat , puis le peuple , correspondent et servent comme d'éternel écho, x-j7uizx{j.HSofji;'joJi. Or ces lois, dont les décrets publics ne sont, en quelque sorte, que les corollaires, ne sont-ce pas nos chartes, nos lois fonda- mentales que réfléchit ou du moins doit réfléchir tout le reste de la législation ? Et notre hiérarchie parlementaire, qu'en dites-vous? D'abord, Sfert/xij'roy; ySacà^aj, un auguste personnage ( nous avons pris jusqu'aux mots) , c'est le pouvoir royal sur qui reposait toute l'exécution des lois , le gouvernement proprement dit, cïffi/jL-'htro'hi, pouvoir appartenant à une seule famille héréditaire , indestruc- tible, etc. Ensuite n^î'jS-jxv.i /.'^«/ra ^ , ce sont les trente sénateurs, et si l'on s'imagine que les anciens ne compre- naient pas aussi bien que nous toute la portée de cette institution , qu'on se rappelle ce qu'en dit Flutarque : a Ce corps, dit-il, que Lycurgue unit aux rois dont l'au- torité eût été sans cela trop grande, et qu'il investit d'un pouvoir égal à celui de la royauté, fut, selon Platon, la principale cause de la sagesse du gouvernement et du sa- lut de l'état. Il avait flotté jusqu'alors dans une agitation' contiuuelle, poussé tantôt par les rois vers la tyrannie, et tantôt par le peuple vers la démocratie. Le sénat « LITTÉRATURE. <<5 place entre ces deux forces opposdes, fut comme un lest et un contrepoids qui les maintint en équilibre et donna au gouvernement une assiette ferme et assurée. Les séna- teurs se rangeaient du côté des rois quand il fallait arrê- ter les progrés de la démocratie, et ils fortifiaient le parti du peuple pour empêcher que le pouvoir des rois ne dé- générât en tyrannie. » Qu'en pensez-vous ? et a-t-onraieux traité la chose dans les âges modernes ? Je ne désespère pas de trouver quelque contemporain de Solon assez fort sur la question de l'hérédité. Enfin, ^,^'r*, «v^p5 , ce sont les hommes du peuple , dont le vole définitif était indispensable à toute action légale, et auxquels un autre oracle, cité par Plutarque , avait assuré le suprême pou- voir d'adopter ou de rejeter la loi. Nedirait-on pas que la machine gouvernementale de Lycurgue n'est qu'un vieux modèle en petit de nos édifices consiitutionneIsPOn trou- verait bien des discours de tribune tout faits dans Thu- cydide, Platon , Aristote et Plutarque A l'autre observa- tion. Un plaisant m'a chanté la parodie de la Marseillaise et du Chant du départ. Il n'est pas un drame nouveau dont, huit jours après, les petits théâtres ne nous offrent la parodie. Je me suis laissé dire que ceci était le signe caractéristique de notre siècle, attendu que nous étions dans un âge critique, et que le caractère d'un âge criti- que était de se moquer de tout. Il paraît que, peu de temps après Tyrtée, on était déjà dans l'âge critique car je trouve que Théognis se moque de lui et parodie ses pensées et son style d'une manière aussi évidente qu'elle est gracieuse et spirituelle. Je traduis toujours littérale- ment : les vers qui appartiennent à Tyrtée sont accom- pagnes de guillemets. Il est midi : déji le soleil dans les cieux Précipite le vol de ses coursiers fougueux ; A table ! Que chacnn , au gré de son enrie , 116 REVUE DE PARIS. choisisse entre ces biens qu'un art voluptueux , Pour flatter nos palais , assaisonne et varie ; Une eau pure à nos raains , des ûeurs à nos cheveux ! Que la vierge de Sparte à la taille légère De ses flexibles doigts porte l'humide aiguière. a Oui , c'est là la vertu , le véritable honneur, » La palme la plus belle à cueillir pour le sage. » Du peuple il est , dit-on , la gloire et le bonheur, » Celui qui dans les rangs combat avec courage. » Pour moi , j'offre aux humains une félicité D'un plus facile accès , plus simple , plus solide : « Tant que brille en sa fleur l'aimable puberté , » Que la saine raison nous éclaire et nous guide. » Sachons jouir des biens que nous donna le sort. Nul des dieux ne nous rend la jeunesse éclipsée ; Nul ne brise les nœuds qu'a resserrés la mort , Et sur le front de tous la vieillisse glacée Plane et porte avec soi l'essaim des tristes maux. Trois fois heureux qui , loin des pénibles travaux , Ignorant des combats la science homicide , Descend au noir palais où la parque réside , Avant d'avoir tremblé sous un fier ennemi , Ou d'un œil soupçonneux épié son ami. \ Cet exemple de parodie est un des plus anciens que je connaisse , mais la littérature grecque en présente beau- coup d'aulres. Quant à celui-ci , quoique les interprètes de Théognis l'aient mal saisi , il n'y a pas moyen de s'y méprendre , en étudiant le texte , tel que le donnent les éditions communes et même celle de Bekker. Ceux des lecteurs de la Reuue qui aimeraient à comparer ce pas- sage avec l'original verront que je n'ai pas suivi le sys- tème de Velker qui , sous prétexte de mettre de l'ordre dans Théognis, le désorganise complètement à mon avis, en de'plaçantet en transposant à son gré toutes les idées. Je suis entièrement contraire à celte manie de transpo- sitions. Supposer que toute la composition d'un poète ait été bouleversée , prendre dix vers d'un côté , dix de l'autre , et d'après ses conjectures seules et son imagina- LITTÉRATURE. 1(7 tioa , vouloir rétablir la suite des pensées , me parait une prétention impertinente. Il est possible que quelques vers soient hors dq leur place , mais il est rare que le système général des arrangeurs ne soit sujet à une foule d'objcc lions. Ce que Velker a fait pour Théngnis , Franck l'a fait pour Tyrtée , Patjue-Knigt l'aurait pres- que ose pour Homère. Heureusement il s'est contenté de retrancher des vers. J'ai essayé de transposer aussi et mon arrangement n'eut pas élé le leur. Chacun en peut faire autant. Dès lors ce dévergondage n'aurait plus de bornes et les écrits des anciens poètes deviendraient un chaos dont chaque éditeur s'estimerait le démogorgon. 11 est temps d'arriver à la poésie militaire chez les mo- dernes. Baron , de Bruxelles. TOMS m. Il «A/\ VVVVVVVVVVV«VVVVVVVVVVVV%AA/VV«<\'VVVVVVVVVWVVK/VVVVVVVVVVVVW V%«WV IW«W* DE NOS MALADIES AU SEIZIÈME SIÈCLE. Avions-nous autrefois de ces hideuses maladies de la peau qui ulcèrent la face des peuples? De ces maladies epiclemiques contagieuses qui font ren- trer simultanément dans la terre une partie des géné- rations ? Si nous avions de ces maladies , quand ont-elles cesse' ? Comment ont-elles cessé ? Inutilement on fait ces qnestions à Tancienne histoire de France ; elle se tait. Maison ne les fait pas inutilement à la nouvelle histoire de France, à l'histoire des hommes, des choses, des faits, à riiisloire des Français des divers états. Voici, pour le prouver, un extiait du second volume de la troisième livraison qu'en ce moment on imprime. Dans cet ouvrage , la forme de la narration doit changer et change à chaque siècle. A la fin du seizième, un Espagnol , instruit, éclairé, un espèce de Français du dix-neuvième siècle, comme il y en avait beaucoup en Espagne au seizième, et encore plus au quinzième, parcourt la France du midi au nord , en faisant successivement venir, dans les différeus chapitres de son journal , les différens chapitres de notre ordre so- cial. Il est à sa L** station : il va parler. LITTÉRATURE. 119 LE TEIGNEUX D'ALENÇON. STATION. IM. Faites entrer ! faites entrer! C'est une locution dont se servent les Français quand le domestique annonce quel- qu'un qui vient les voir ou leur parler : je m'en suis au- jourd'hui servi h Alençon , où je suis arrivé d'assez bonne heure. J'avais soupe , je ue savais trop à quoi m'occuper, à quoi penser, quand , de bonne fortune , le valet de l'au- berge a ouvert la porte de ma chambre , en me disant : Monsieur, un gentilhomme désire vous entretenir : Faites entrer! faites entrer! lui ai-je répondu; je me suis en même temps levé ; mais je me suis aussitôt rassis en voyant un homme coiffé d'un méchant chapeau de feutre garni de fer, chaussé de méchans patins, descendus à la hauteur de méchans souliers , ceint d'une méchante épée dont le pommeau avait labouré le bas d'un vieux surtout , doublé de pluche noire. Le valet de l'auberge lui a donné un siège : Messire, m'a-t-il dit , je me suis persuadé qu'après souper, vous préféreriez à l'ennuyeuse lecture d'un roman mensonger l'histoire véritable d'un homme honnête , tou- jours honnête , et cependant toujours malheureux. Je lui ai fait un signe de consentement ; il a commencé : LA TEIGNE. Je suis Picard, ne vous déplaise. Notre famille se més- allia autrefois , et depuis le sang en a été physiquement un peu altéré : un de mes amis épousa la fille d'un avocat riche , mais qui , à force de se gratter la tête pour trouver des raisons bonnes ou mauvaises , gagna une teigne qu'il transmit à sa fille, et que sa fille a transmise à notre mai- son. Cette teigne , héréditaire depuis au moins trois cents ans, qui prouve maintenant la pureté des mœurs de no» femmes et une descendance non interrompue , n'est pa» 120 REVUE DE PARIS, d'ailleurs une de ces méchantes teignes décrites dans le» livres de Loiseau , pour la guërison desquelles on vous met une grande calotte de toile et de poix qu'on vous arrache avec les cheveux, le mahct la peau : c'est une toute douce , toute plaisante teigne qui ne parait guère lorsque nous portons de grands chapeaux clabauds ou de profonds bon- nets à plumes ; et nous n'en vivons d'ailleurs pas moins long- temps. Je puis même dire qu'en général les têtes de notre famille , pour être un peu teigneuses , ne sont pa» cependant de mauvaises têtes. Mais quelque bonne tête qu'on ait, on n'en fait pas moins quelquefois la cour aux belles. Je fus, à cause de quelques privautés, condamné à épouser une demoiselle que je n*aimais pas, que je n'avais jamais aimée, que je ne devais jamais aimer, tout comme l'aimant, ou l'ayant aimée ou devant l'aimer. Je refusai. Aussitôt le prévôt et ses archers se mettent à mes trousses; je courais là etpui» là", ici et puis ici ; je ne cessais de courir. LES ÉCROCELLES. €ette agitation continuelle m'ayant échauffé le sanj, la teigne des cheveux descendit dans le cou ; je n'y fis pa» grande attention, jusqu'à ce qu'un jour, ayant le collet de ma chemise ouvert, un de mes voisins s'avisa chari- tablement de me dire: Mon pauvre ami, vous êtes, je crois , afQigé des écrouelles ; mais je connais un père de famille qui a eu sept fils de suite sans aucune fille; il a» comme vous voyez, le pouvoir de guérir les écrouelles; s'il ne vous guérit pas, je vous conseille d'aller en Bour- gogne , où le fils aîné de la maison d'Aumont a aussi le don de les guérir j mais tenez , à votre place, je me ferais toucher par le roi qui , soit en se promenant, soit en voya- geant, touche des rangées décent, deux cents écrouel* leux. Il ne faut pas avoir honte; plus vous attendrez, plus vous aurez de la peine à vous défaire de votre ma^ LITTÉRATURE. t21 — Voisin, lui repondis-je, un grand échaufFement de sang est la cause des boutons que vous voyez autour de mon cou; je n'ai point les e'crouelles, gardez vos conseils, et', avec le premier argent que vous aurez, achetez des lu- nettes. LE FEU SAINT-ANTOINE. Cependant la teigne du cou , s'etendant de plus en plus, sortit bientôt des collets de la chemise , de l'habit, quel- que soin que j'eusse de les hausser. Les personnes avec ■qui je vivais ne tardèrent pas à s'en apercevoir. Un beau matin, dans la vivacité d'une discussion, je dis comme par une espèce de serment: Que le feu saint Antoine me arde ? Tout le monde se mit à rire. A quelque temps de là> je fis le même serment; on rit de même. Je remarquai aussi qu'on ne touchait pas ce que j'avais touche, qu'on ne s'asseyait pas où je ra'e'tais assis; tout cela commençait à me déplaire. LA MALADIE PÉDICULAIRE. J'étais jeune, j'étais un peu mutin. On ne cessait de me regarder; on ne me fit pas baisser les yeux. Je voulus voir si les autres n'avaient pas aussi quelque chose. Je lus Mercurialis , et je m'assurai que, de même que le plus beau poème avait quelques défectuosités, de même la plus belle peau avait de manière ou d'autre quelque chose à dire , et avec les chapitres de mon auteur , je me défendis contre tout le monde, notamment contre un bel élégant qui relevait de maladie : mon brave Mercurialis m'avait appris qu'alors des bubons de la peau il sortait des insectes qu'un homme élevé comme vous et comme moi ne doit pas connaître, encore moins nommer; j'examinai bien le bel élégant, sa belle mise, et un jour qu'à ses genoux, pour couirir le joint du haut et du bas-de-chausscs, il avait mis des cunons de velours noir, je reculai avec bruit roa chaise» II. 122 REVUE DE PARIS, en avançant ma main et mon index, ab-! je vous assure, qu'il ne me répéta plus: A Sainte-Geneviève! à Sainte- Geneviève-des-Ardens ! LA LÈPRE. Quelque temps après , je me trouvai transporte ou je me transportai dans un superbe pays. Un jour je voulus me désaltérer dans un filet d'eau qui coulait le long d'une noyerée : deux eufans , qui buvaient au-dessous , se levèrent aussitôt pour aller boire au- dessus. Un autre jour je me promenais sur la grande route : voilà qu'un jeune homme, vêtu d'un habit de ladre, avec sa cliquette sous le bras, me joint en me présentant sa pro- pre tasse pleine de vin ; je lui dis que je n'avais pas soif. — Frère , me dit-il en insistant , point de façon entre nous! Je lui demandai pourquoi il m'appelait frère? Eh ! me répondit- il, ne sommes-nous pas tous les deux ladres? — Je ne suis que teigneux, lui répliquai-je. — Oh ! la mé- chante teigne que vous avez , et la lèpre rouge , la lèpre bénigne que j'ai , sont si proches parentes, que ce n'est pas la peine de disputer. La teigne , vous le savez, dégé- nère d'ailleurs en lèpre ; aussi les médecins emploient-ils le mercure dans le traitement de l'une et de l'autre. Mais enfin pourquoi ne voudriez-vous pas être ladre ? Sommes-nous donc enfin au vieux temps où la lèpre ré- pandait l'effroi? A présent que les maladies cutanées s'en vont, sont chassées par la propreté, par l'usage général des chemises , du linge de corps, la lèpre n'est presque rien, et devient de plus en plus belleetbonne-,quanlàmoi, je la regarde comme une espèce de bénéfice d'hôpital , un bé- néfice sans tonsure. D'abord, nous sommeshabillés et nour- ris dans de petites mais riches léprosies dont les ancien- nes donations augmentent journellement de revenu; vous connaissez le dicton d'aujourd'hui : riche comme un ladre! Ensuite nous sommes ordinairement eu très-petit nombre LITTÉRATURE. l23 et nos supérieurs sont en général fort accommodans. De plus nous jouissons d'une entière liberté. Nous allons sou- vent à cheval; nous sommes servis par des valets et des domestiques ; nous ne manquons d'aucune commodité •' nous ne manquons pas non plus d'honneur. Les personnes qui viennent à nos foires et qui nous visitent gagnent les indulgences. Les chevaliers de Malte , avec leurs croix d'or , viennent quelquefois , à l'imitation de leur grand- maître , nous servir à table. Nous avons une place aux processions. Nous avons à Metz , certaines heures de certains jours, tout le pont pour implorer la bienfaisance publique. A Tours, la ville nous envoie chaque matin une pièce de bœuf d'un pied en carré. A Paris , le roi vient loger chez nous avant de faire son entrée, et ensuite il nous envoie tous les jours des pains de sa boulangerie , du vin de sa cave, un plat de sa table. Nous pouvons eu outre voyager; nous pouvons nous marier. Il y a des pro- vinces où chaque famille de ladre a sa ladrerie , sa dota- tion; et ajoutez que nous pouvons tous, pour notre nour- riture , acheter à très-bas prix les porcs à oreilles fendues, c'est à-dire les porcs ladres ; et croyez que leur chair n'est ni plus ni moins bonne que celle des autres porcs. Ami, continua cet bomme , fiez-vous à moi -, l'état de ladre , bien que le mot continue à être une injure, est bon, si bon, que de c< into de guérir de ma lèpre rouge, jamais je n'ai voulu ni prendre de l'eau de grenouille , ni de la poudre de crottin de renard , ni de la poudre de cantharidcs , ni manger des poulets engraissés avec des vipères, ni du pain qui avait été servi sur la table d'un saint personnage «les environs. Je vous le dis encore, fiez- vous à moi , faites-vous lépreux; ayez ou paraissez avoir la lèpre , la lèpre jaune , car vous êtes ou vous paraissez être un lépreux , un lépreux jaune , et je vous en félicite. Cela dit, le lépreux rouge , sans nouvelle insistance , tira de son côté, et je le vis prendre le chemin d'une léprosie, :>ituée à quelque dislance. 124 BEVUE DE PARIS. J'avais remarqué cette léprosie , à cause de son beau site, du riche clos de vignes et de vergers qui l'entourait i j'allais m'y promener quelquefois : Ah! me disais-je , quel malheur que d'être ladre ; mais aussi quel bonheur d'ha- biter ici ! L'ide'e de me faire passer pour ladre , de vivre avec des ladres , me fit d'abord horreur; mais je m'y accoutu' mai peu à peu. Les ladres , me disais-je, n'ont-ils pas avec eux des agens qui ne prennent pas la lèpre? Ne pour- rais'je aussi , comme eux , sans partager leur maladie , partager leur bien-être? Ne pourrais-je point, par exem- ple, être portier? Celte idée me parut fort bonne , et sans différer j'allai frapper à la porte de la léprosie, pour savoir s'il n'y aurait pas quelqu'emploi vacant? C'était précisément d'un portier qu'on avait besoin. Je fis me» offres ; elles furent acceptées. Le jour même je fus installé dans ma loge. On me donna de l'argent pour ma dépense. Les lépreux n'avaient pres- que aucune communication avec moi, ce qui, vous le pen- sez bien, ne me faisait pas grand'peine. LA PLIQUE. Il y avait parmi eux deux lépreuses , la mère et la fille. Quoiqu'elles eussent la figure enfoncée dans leurs coiffes ^ et qu'elles fussent couvertes d'un an)ple manteau de chambre, en taffetas noir , doublé de chat d'Espagne, je les distinguais facilement, en ce que la mère portait à sa ceinture un trousseau de clefs et une bourse de cuirnoir; en ce que la fille portait à la sienne un miroir, unebourse de cuir vert , et avait aux oreilles des mouciies noires, garnies de perles. La fille se débarrassait aussi quelquefois de s les maisons ; on parfumait les appartemens de genièvre, d'aloës , de myrrhe, de gi- rofle ; on arrosait ou inondait de vinaigre les parquets ; on ne sortait jamais sans que le soleil fut haut , sans avoir mangé , sans porter à la main de l'angélique, de la pira- prenelle , des fleurs , sans avoir sous le nez une éponge imbibée d'eau de senteur et sur le cœur un sachet d'her- bes préparées. Dans les rues , tout le monde fuyait les convalescens qu'on reconnaissait au long bâton blanc qu'ils portaient à la main. Les médecins des quartiers , le surintendant des médecins, le capitaine de la peste parcouraient fréquemment la ville , marquant avec une croix de bois les maisons infectées, dont ils faisaient con- duire les malades à l'hôpital qui était hors la ville. Les moines , les religieux qui se dévouaient au service des pestiférés, portaient un signe sur les habits. Les testa- teurs étaient exempts de plusieurs formaUtés; les fem- mes signaient les testamens ; en tous lieux un repos ab- solu , défense de jouer, défense de danser; et cependant ordre de se tenir gai , de se divertir et de rire. Quant a moi, ce qui me faisait vraiment rire . c'étaient les arrêts du parlement qui s'étant retiré en Ion air, à la petite ville de Grenade , ordonnait aux capilouls de retourner à Toulouse pour y faire une police active et continuelle. Je ne fus pas d'abord inquiété à Toulouse; mais au bout de quelque temps les poursuites de l'usurier recommencè- rent; et un matin que je me promenais dans les galeries du collège Saint-Martial ,• j'y fus arrêté, au grand scandale des régens et des écolieis. Los scrgens se saisirent de moi. I LITTÉRATURE. 131 me prirent au collet. Je m'étais déjà trop bien trouve de ma peste pour ne pas y avoir encore recours : — Mes très- chers maîtres , disje aux sergens, tous en manteau noir et lépe'e au côté , je vous demande un seul instant de ré- pit, pour vous dire ici , en présence de bons témoins, que je suis entré dans cette ville sans bulletin, que je crains d'avoir la peste, que je ne veux pas la propager volontai- rement, au risque de me faire tenailler et écarteler comme Cados et Lentille; — Marchez! marchez! nous verrons cela, me répondirent ils en m'cntrainant: — Arrêtez ! leur disje, arrêtez! et déchirant en mênvî temps mon pour- point au-dessous des aisselles que je leur montrai fort net- tes, mais au fond desquelles leur peur plaça et vit de gros charbons, je crie: La peste! la peste! ce n'est pas ma faute! Ils hésitent. Aussitôt, pour hâter ma délivrance, j'haleine fortement au visage de ceux qui me serraient le plus prés; tous s'enfuient; je suis libre: mais quelques momens apiès je me vois environné par des soldats de guet. Je veux fuir; ils m'accrochent par l'épaule avec une harpette ou longue perche terminée par un croc de fer qui est leur seule arme, m'emmènent, en se tenant à un assez grand intervalle. Nous passons devant le Capitole, où je croyais être conduit , devant la prison de la séné- chaussée, où je craignais d'être renfermé, devant la mai- son du barbier des pestiférés ou la maison des saignées , où je craignais encore plus d'être saigné. LA POLICE EN TEMPS DE PESTE. Enfin nous entrons dans la rue des Chiens-Noyés. Un soldat va prendre chez un voisin la clef d'une maison qu'il ouvre; il me pousse dedans ; il tire la porte en dehors, en me disant qu'on va en faire murer les fenêtres basses , et qu'en attendant, si j'y parais, on me tirera dessus; il ajoute que, si j'entreprends de sortir, on me brûlera sur l'heure. Il remet la clef à ce même voisin , le charge de me 132 REVUE DE PARIS. donner des vivres, au moyen d'une corde attachée à une haute fenêtre; et, après m'avoir dit de prendre patience pendant quarante jours, il se retire. J'avais bien e'coulé mon soldat du guet. Je ne parus qu'aux hautes fenêtres, et seulement de temps en temps. Bientôt je reconnus quil y avait à côte de moi , dans la maison voisine, un autre suspect de peste. Souvent je l'en- tendais chanter: la peste ne chante pas, me dis je; mon voisin se porte aussi bien que moi. Je tâchai de le rassu- rer; je lui racontai mon histoire; je lui prouvai que ma Santë e'tait bonne. Peu à peu il prit conSance en moi , et la nuit nous avions d'assez longs entretiens. Il me dit que, bien qu'il fût né le dimanche , qu'il ne put avoir la peste , il était cependant devenu suspect à son hôtellerie, seule- ment parce qu'il avait l'habitude d'ouvrir fréquemment les fenêtres du nord, de porter sur lui du sucre rosat, de manger de jeunes volailles , ainsi que des groseilles , et que sans autres informations la police s'était emparée de lui, l'avait emmené, et que les tours des remparts se trouvant pleines d'autres suspects, on l'avait enfermé dans cette maison, qui appartenait, ainsi que celle où j'étais, à des gens qui avaient abandonné la ville. LES PROPAGATEURS DE LA PESTE. Il me dit aussi que j'avais très-bien fait de témoigner de l'horreur pour les propagateurs delà peste, qu'ils étaient exécrés par le peuple, qu'ils étaient accusés de semer la contagion au moyen des poudres, des linges, même au moyen de simples altouchemens. Il me dit que leur habi- leté était aujourd'hui telle que le conseil de la reine Cathe- rine avait manqué à les employer dans un coup d'état , et qu'on y avait long temps hésité si , au lieu de massacrer les protestans en une nuit , on n'accepterait pas la proposition faite par quelques Italiens, défaire périr les villes calvi- Dlïtes par la peste. LITTÉRATURE. 135 Nous admirions ensemble comment dans notre siècle , où les sciences avaient fait tant de progrès , le crime en avait fait qui semblaient encore plus grands. LES ENTERREMENS DES PESTIFÉRÉS. Quelquefois nos entreliens nocturnes étaient interrom- pus par les voitures ou convois d'hommes morts de la peste qu'on allait enterrer la nuit à la lueur des tor- ches. A ce sujet, mon voisin me racontait des traits de préci- pitation et d imprudence que la peur peut faire com- mettre , mais ne peut faire excuser. Un capitoul conduisait une de ces voitures. Au moment où l'on déposait les cadavres des pestiférés dans la grande fosse , un malade qu'on avait cru mort reprend tout à coup ses esprits et dit au capitoul : — Eh ! monsieur , ne me connaissez-vous pas? Vous savez bien que je suis le tailleur de la rue Perche-Pinte ; je ne suis pas mort. — Bah! bah! répondit le capitoul, vous êtes un raisonneur! vous êtes assez mort ! Si nous écoutions tout le monde , nous n'enterrerions personne ; et sans autre forme , on vous achève le tailleur de la Rue Perche-Pinte , ou peut- être même sans l'achever on vous l'enterre. LÉ NOMBRE DES PESTES. Savez vous , me dit-il ensuite, combien il y a de pestes par siècle ; depuis long-temps je voudrais bien le savoir? Je lui répondis que je n'en savais rien. Véritablement alors je ne le savais pas; mais aujourdhui je pourrais lui répondre qu'il y en a au moins vingt par siècle, si autre part il y en autant qu'en Languedoc. — D'où croyez- vous, ajouta mon voisin, que viennent les pestes? — Du midi , où sont les grands réservoirs du Caire et de Cons- tantinople. — Il en est aussi de fort grands au Nord, en 12. 134 RE VIE DE PARIS. Angleterre, en Flandre, d'où , après s'être embarquées , si je puis m'exprimer ainsi , après avoir navigue, ensuite débarque', ces pestes montent en voiture et nous arrivent dans des balles de laine , dans des paniers remplis de chiffons , de drapeaux que les fabricans , les papetiers ou- vrent au milieu de nos provinces ou de nos villes. — A savoir, lui demandai-je, si en France la peste est perma- nente.— Elle l'est ou peut s'en faut , car lorsqu'on ne l'a pas à Marseille , on l'a à Lyon , ou bien à Paris , ou bien à Rouen; et si la confrérie des enterreurs des pestiférés qui est à Lille pouvait parcourir la France, elle aurait toujours à enterrer. LES REMÈDES CONTRE LA PESTE. Mais, continua-t-il , plus la médecine devient habile, forte , plus la pe^te s'affaiblit. Lisez les traités de cette maladie , que depuis L'iric-Gering on a imprimés par centaines, en prose, en vers, et vous verrez les anciens spécifiques , les cardiaques, les acides , la cautérisation des bubons , se modifier, se perfectionner, et vous aurez inoins de peur. Je vous citerai seulement le flagice de Neraultjl'électuairede l'empereur, le traité de Joubert, les remèdes de Nostradamus , les secrets d'Ideley, cha- pelain des pestiférés, le traité de Duval, réputé le meil- leur par Ambroise Paré: du reste, ajouta-t-il, l'élargis- sement des rues , le déferrement, l'agrandissement des fenêtres, l'abaissement des remparts des villes prescrit par lenouvel art de fortifier, et plus encore les hôpitauxdes pes- tiférés, et plus encore les lazarets dont on entoure la France, sont le meilleur remède contre la peste, contre la peur de la peste.— Mon voisin, lui dis-je, il en est encore un meilleur con. tre la peurde la peste, c'est la peur dessergens. Après-demain notre quarantaine finit ; demain je décampe : messirc, vous dirai-je maintenant à vous-même, il en est encore un meil- leur, c'est la bonne et saine nourriture ; aussi je loge LITTÉRATURE. 135 dans les meilleures auberges , où je rencontre des hommes génëreux qui me donnent toujours plus que je demande et souvent plus que je me permets d'accepter (i). A. MONTEIL. (i) Cet article entrera dans la troisième livraison de VHistoire des Français des divers étals , par M. A.-A. Monteil (partie du manus- crit non encore imprimée). l %'\ IWA^KA W» Vtn WUWWM wwv* vv« Wt^/V\ wtw*v>/«^vtwt\^/%«v«v«<«vvwwt RELATION DE L'EXPÉDITION DE L'ATLAS. § II. RETOUR A ALGER. On eut bien de la peine à sortir des montagnes de l'At- las. II suffisait qu'un opiniâtre mulet refusât de monter ou de descendre , et préférât se rouler au milieu de la route, pour arrêter la colonne. Vers deux heures seule- ment nous trouvâmes un pays moins accidente. Quelques centaines de cavaliers Arabes se montraient de temps à antre, mais ils ne nous attendaient jam iis. Plusieurs fois on essaya de les faire charger, ils disparaissaient aussitôt. Il n'y avait que les obus qui pussent les atteindre. Un de ces projectiles tomba au milieu d'un groupe de Bédouins, qui n'y songeait guère ; ce fut plaisir de les voir se dis- perser et courir par les champs. Sur le soir nous aperçûmes Mtfdea. Des envoyés, dès que nous fûmes en vue de la ville, vinrent faire leur soumission ; c'étaient des figures vénérables , de grandes barbes blanches , et qui avaient dans les traits une ad- mirable expression de douceur. Ils me gagnèrent leccrur, j'aurais été fâché qu'on leur fît la moindre peine. Ils se placèrent en avant du général en chef et cbemincrent LITTÉRATURE. 137 Tcrs la ville. En approchant , nous vîmes toute la popula- tion disscmince dans les champs, sur la route, venant au- devant de nous. La vue de celle foule silencieuse, avec 8es vétemens antiques , l'aspect de cette pelite ville , éle- vée sur un plateau , enlourée de murs , arec son aqueduc et ses vieilles portes, tout cela Iransportait à l'cpfxiue où les généraux de Rome entraient en vainqueurs dans les villes conquises. Le général en chef fut conduit à la maison du bcy de Tittery, maison fort commune du reste, à un seul éiage , entièrement nue, de forme mauresque; une cour entourée de quatre chambres. L'armée bivouaqua sur les collines qui dominent Médéa. Deux heures après noire arrivée , on circulait la nuit dans les rues avec autant de sécurité que si on avait habité la ville depuis long-temps. Le jour suivant , un détachement fit une course à la campagne du bey de Titlery , où l'on disait qu'il s'était réfugié. On ne trouva que les quatre murs et deux piè- ces de canon dans le genre de nos anciennes pièces de montagne. Le nouveau bey nommé par le général en chef fut in- stallé et reçut la visite des notables de la ville. Les mu- siciens de l'endroit se réunirent pour lui donner une su- perbe aubade qui ressemblait assez à un de nos chariva- ris. Il était curieux de voir dans la cour de la maison quinze à vingt musiciens, accroupis à terre, armés chacun d'une espèce de haut-bois, sans pupitres et sans cahiers j ils n'en avaient pas besoin , à vrai dire, pour les quatre à cinq méchantes notes qu'ils donnaient. Il n'y avait pas non plus de chef d'orchestre. Un d'eux commença à souf- fler, le premier venu ; les autres l'imitèrent , chacun pour soi ; puis il en vint d'autres du dehors , qui prirent place et remplirent aussi leurs instrumens de vent. Les joues s'enflaient, les visages s'empourpraient, les yeux sortaient de la tête ; chacun en6n soufïla de son mieux, c'est-à-dire de toutes ses forces , car le beau de la chose était de 138 KEVUE DE PARIS. faire le plus de bruit possible; et quel bruit , grand Dieu! On eût parié que chacun des Bédouins avait sous son bur- nous un chat qu'il écorchait, Uu Arabe en extase nous dit, avec cet air d'orgueil national : « Oh! ils n'y sont pas tous encore , ce sera bien plus beau ! « C'est bien assez comme ça, dis-je à part moi, et je sortis bien vite de cette cour , comme si je m'échappais de l'enfer. A l'exception de ce petit désagrément, tout fut plaisir pour nous dans la journée. On visita la ville et ses envi- rons en se promenant; chaque habitant était à ses occu- pations; les marchés étaient ouverts, toutes les boutiques avaient étalé ; les soldats marchandaient , achetaient , comme ils auraient fait dans une ville de France. C'est bien la plus douce population que j'aie jamais vue. Mais ce qui m'émerveillait le plus , moi, c'est que je trouvais à cette petite ville et à ses environs un air de mon pays, du Languedoc . c'étaient ses maisons basses, avec ses tui- les creuses , ses jardins potagers . ses bois d'oliviers épars dans la campagne, ses petites fermes, sa vigne ram- pante , son doux soleil et son aspect un peu triste, que j'aime tant. Le soir , le bey de Tittcry vint se constituer prisonnier. Sa ville était en notre pouvoir , les habitans étaient pour nous, sa défaite avait été complète : il ne pouvait pas même errer dans ses montagnes sans courir de grands dangers de la part des Kabyles; il prit le parti de se rendre. Il avait été obligé i\e se réfugier pendant cette journée dans un marabout qui avait droit d'asile : là , scus la protection du saint qui y est enterré, le meurtrier m^me se trouve en sûreté. Toute puissance humaine ex- pire à la porte. La violation d'ini marabout est un de ces sacrilèges qui attirent sur les tribus et les villes la colère de Dieu. Le général en chef, entouré de ses officiers, re- çut le bey de Tittery dans sa chambre : c'était un homme d'une taille moyenne, mais bien prise; sa figure était belle, colorée ; et quoiqu'il parût dans la vigueur de l'âge, LITTÉRATURE. 139 il portait une longue barbe qui déjà blanchissait ; ses ar- mes et ses vêternens étaient éblouissans d'or. Il s'inclina profondément, en mettant la main droite sur le coeur; et s'avancant vers le général en chef, il lui prit la main qu'il baisa avec respect. « Pardonne-moi 1 n répéta-t-il trois fois. Le général lui ayant demandé pourquoi il ne s'était pas rendu à Alger, ainsi qu'il en avait fait plusieurs fois la promesse , il répondit : « Si je m'étais rendu à Alger , tu n'aurais pas eu la gloire de me vaincre à l'Atlas , « Il n'y avait point d'orgueil dans ces paroles , car il savait que c'était surtout son inexpugnable position qui faisait sa force. Il avait apprécié ce haut-fait d'armes, et il connais- sait assez le cœur humain pour trouver dans sa réponse des raotiCi de pardon. L'expédition , en effet , avait été si heureuse , si complète ; les résullats devaient en être si immenses ! Le bey de Tittery fut traité avec distinction. Il fut pourtant gardé comme prisonnier , avec tous les égards dus à son rang. Après avoir examiné la position de Médéa , ses forces , ses ressources, le général en chef trouva suffisans pour son occupation deux ba'aillons d'infanterie, une compa- gnie de génie et les zouaves. La population lui inspirait tant de confiance qu'il ne craignait pas de la faire concou- rir avec nos tronpes à la défense de la ville. L'év-înemcnt prouva , quelques jours après , qu'il l'avait bien jugée. La pensée du général en chef, en plaçant une garnison à Mé- déa, était d'en faire une place tl'aruîcs d'où l'on devait partir plus tard pour marcher vers le grand Atlas. Il y avait dans cette mesure de grandes vues d'avenir. C'était la première pièce de l'édifice, un commencement d'exé- cution d'un vaste projet de conquêtes et d'explora- tions. Après trois jours de séjour à Méiléa . durant lesquels il était tombé beaucoup de pluie, nous partîme? pour Alger, emmenant avec nous le bey «le Titlery et quelques cen- taines de Turcs désarmés. Nous marcluimcs sans nous ar* 140 REVUE DE PARIS, rêfer jusqu^aii sol de l'Atlas, où, au lieu d'ennemis , nous trouvâmes les Arabes qui vinrent nous vendre leurs pou- les. Un marché y avait été établi par les soins du géne'ral Monk d'Uzèr, commandant la deuxième brigade. Les Arabes y venaient en foule ; ils regardaient la guerre comme finie, et trouvaient qu'il y avait plus à gagner pour eux dans le petit commerce qu'ils faisaient avec les soldats que dans l'échange des coups de fusil. Un mara- bout avait été d'un grand secours au général dUzèr. On donne encore le nom de marabout à ces inspirés , ces saints hommes qui vivent dans la solitude, objets de la vénération des Arabes , sur qui ils ont une grande influence. Celui-ci était venu d'Alger avec le général en chef. Jusqu'au passage de l'Atlas il fit peu de chose pour nous ; mais , resté au col du Ténia , il servit beaucoup à pacifier les montagnes. Il montait sur un rocher, et de là faisait retentir sa voix au loin en agitant les pans de son burnous. Les Arabes accouraient à lui, écoutaient ses paroles , et devenaient moins hostiles. On nous dit à l'Atlas que le régiment que nous avions laissé à Béiida aux ordres du colonel Rulhières avait été attaqué par cinq à six mille Bédouins , mais qu'il avait fait une admirable défense, et était resté maître de la ville. Cette nouvelle nous émut profondément. Les bra- ves défenseurs de Béiida n'avaient rien à envier aux vain» queurs de l'Atlas. Nous brûlions d'embrasser nos frères d'armes , qui n'avaient échappé à une mort horrible que par des prodiges de valeur. Ils pouvaient être attaqués de nouveau. On ne s'arrêta qu'un instant au col, et l'on fit une marche forcée jusqu'à la ferme de l'aga , qui est, comme on sait, au-delà de l'Atlas. Tout y était en bon ordre; la ferme n'avait couru aucun danger; on l'avait merveilleusement fortifiée; mais nous y apprîmes un de ces douloureux événemens qui sont sans compensation aucune. Cinquante soldats de l'artillerie et du train des équipages étaient partis de là pour aller chercher à Alger LITTÉRATURE. U< des munitions que l'on destinait à la garnison de Mcdëa et aux hahitans , qui manquaient de poudre. Cinquante hommes bien armds , bien montes , accompagnes par un detachcnuMit au-delà deBelida, devaient arrivera Alger, selon toute piobabilitt?. Où était l'ennemi ? Nous l'avions trouve à l'Atlas. On jiouvait penser raisonnablement que là on avait re'imi le plus de forces possible. Les Arabes qui avaient defenrlu le col du Ttînia étaient rentres sous leurs tentes ou rôdaient autour de Medéu. Mais il est à la guerre des evenemens qui viennent confondre tout cal- cul, toute prudence humaine. Les tribus des raontiignes de l'est, ayant Beizamoum à leur tête, se rendaient à l'Atlas, lorsque nous l'avions déjà franchi. Ce furent ces Kabyles qui attaquèrent Bdlida. Après en avoir été vi- goureusement repoussés, ils massacrèrent nos cinquante soldats, ce qui leur fut plus facile; les lâches : ils étaient plus de cinquante pour un. Le jour suivant, nous nous remîmes en route; nous trouvâmes , aux approches de Bélida, quelques Arabes à cheval; une quinzaine de chasseurs, envoyés en avant , les dissipèrent. Lorsque nous entrâmes dans la ville , le soleil dardait ses rayons sur nos têtes ; la chaleur , bien que nous fussions dans le mois de novembre , était exces- sive. Nous eûmes bientôt les preuves du combat à ou- trance qui s'était livré. A la porte de Bélida, dans les rues, partout où nous passâmes , nous trouvâmes des cadavres. Nous étions obligés à une attention pénible pour ne point les fouler sous les pieds de nos chevaux. Nous vîmes nos braves de Bel iila, leurs habits encore tachés de sang; ils nous dirent les périls qu'ils avaient courus ; nos questions se pressaient au milieu de tant de morts, qui nous an- nonçaient que les attaques avaient été faites de tous les côtés. Inondés de flots d'Arabes , qui se précipitaient sur eux de toutes parts , par les murs de la ville , par les portes , par les maisons, ils eussent infailliblement péri sans un TOME m. i3 142 REVUE DE PARIS. de ces coups hardis , inespérés , d'inspiration , dont le« Français surtout semblent a\roir le secret.IIs avaient prouvé tout ce que peut faire un petit nombre de braves. Ils avaient été tour à tour vainqueurs et vaincus; plusieurs fois une pièce de canon avait été prise par les Arabes et reprise par nos soldats ; mais les rangs diminuaient , les forces s'affaiblissaient , et les rues, les terrasses des mai- sons se remplissaient toujours d'ennemis acharnés, qui faisaient entendre leurs cris sauvages, et les mitraillaient. C'en était fait d'eux ; ils auraient été tous massacrés , et leurs têtes coupées auraient garni les murs de Bélida, lorsqu'une compagnie de grenadiers , partie d un poste qu'elle occupait hors de la ville, arrive, tambours en tête , battant la charge, par la porte d'Alger, où la mê- lée était la plus forte. Les Arabes , attaqués par derrière, crurent sans doute que de nombreuses troupes venaient du dehors , que c'était l'armée tout entière, de retour de l'Atlas. Une terreur subite les saisit et les mit en fuite. Nos troupes , les attaquant dans ce moment d'épouvante, en firent un horrible carnage. Qu'après cela les soldats , tout couverts de sang, ayant encore devant les yeux ces milliers de têtes aux regards féroces, qui avaient soif de leur vie; entendant encore leurs cris de joie et de rage, obligés de passer sur les cadavres de leurs frères , éton- nés d'avoir échappé à des périls si grands , soient entrés lians les maisons traîtres, qu'ils aient tué tous les hommes qu'ils ont trouvés et quelques femmes qui avaient les ar- mes à la main, quelle voix pourra les accuser ? Le général en chef donna aux soldats et officiers le témoignage de sa satisfaction pour leur belle conduite ; mais il sentitsans doute son cœur se serrer à la vue de celte malheureuse ville; et, craignant peut-être que la ven- geance ne fût allée trop loin , il ordonna aux olficiers de l'état-major général de visiter les maisons. Ce devoir était pénible pour nous. Nous nous partageâmes la ville, et ce fut alors que Bélida m'apparut telle qu'elle est restée dans LITTÉRATURE. 143 mon souvenir, avec une impression profonde de douleur. A la porte de la ville, il y avait des las de cadavres, tués la plupart à la baïonnette dans un moment d'épou- vante, ils avaient la bouche ouverte et dans les traits une horrible expression de terreur. Mes camarades ont vu , comme moi , cette femme si jeune et si belle , frappée au-dessous de la gorge. Pauvre femme ! si chaste durantjsa vie , elle qui ne sortait que couver. e de voiles , aujourd'hui couchée sur le dos , exposée prescjue nue aux regarils des chrétiens. Ce n'était point l'efTioi qu'on lisait dans ses traits, ils étaient empreinis d'un sentiment de sublime exaltation ; ses yeux si beaux à fleur de léte semblaient animés de la vie. Il y avait de l'amour dans l'expression de son visage. Comment se trouvait-elle parmi les morts? c'est ce qu'on ignore. Peut-<*tre périt-elle en vengeant la mort d'un amant, peut être un mari jaloux de tant de charmes la tua pour qu'elle ne tombât pas vivante entre les mains des soldats. Sa vie et sa mort sont restées incon- nues ; mais elle était de ce beau type Je femmes , dans la vie desquelles l'amour joue un si grand rôle et en préci- pite presque toujours le dénouement En entrant dans la ville, quel affligeant tableau vint s'offrir à mes yeux ! Une grande partie des maisons étaient en ruines, renversées quelques années auparavant par un tremblement de terre. Les rues étaient désertes, les portes des maisons ouvertes. Il était triste d'entrer seul dans ces maisons silencieuses , de parcourir les diverses chambres et de compter sur une feuille de papier un, deux, trois cadavres , qui gisaient sur un pavé ensanglanté, au milieu de la chambre, dans le coriidors, dans les ré- duits , sur les seuils des portes. Du côté de la porte d'Alger, un soldat me conduisit dans une maison assez vaste; je comptai d'abord quelques morts dans une salle du rez-de- chaussée, mais ce n'était pas ce qu'il voulait me montrer. Il me mena par un escalier étroit et obscur, où mon pied beurta plus d'une fois autre chose que la pierre , sur une 144 REVUE DE PARIS. terrasse horrible à voir; le carnage y avait été affreax. Il dut y avoir ce jour là du sang jusqu'à la cheville , et bien que les fentes des pierres qui recouvraient la terrasse l'eussent bu en partie et que l'air fût brûlant, il n'était pas encore entièreuicnt sec. Le soldat me fit remarquer les trous que les Arabes avaient pratiqués dans les murs de la terrasse et d'où ils faisaient feu sur ceux qui défen- daient la porte d'Alger ; c'est dici, me dit-il, qu'ils nous ont fait le plus de mal. Je parcourus ainsi plusieurs mai- sons ; lorsque j'en rencontrais quelqu'une fermée et qui avait été préservée par un petit pav lion tricolore placé au-dessus de la porte , je respirais d'aise. D'une terrasse élevée , ma vue put plonger sur la ville. Je vis bélida avec ses couleurs si brillantes et si sombres , Bélida que nou5 avions dû traiter en ville coupable , Bélida la ville aimée de Dieu, la ville maudite. Le ciel lui souriait toujours; les orangers , les palmiers tous chargés de fruits se pen- chaient vers elle , et pas une voix ne s'élevait de son sein; partout régnait unsilence de mort; on n'entendait que le murmure des fontaines dont le bruit imitait les doux gé- misscmens d'une femme qui pleure. Je vins joindre mon rapport à ceux des autres ofliciers : il en résulta qu'il y avait beaucoup de morts dans les mai- sons , mais que c'était en général celles d'où l'on avait tiré sur nos ioldat». Il n'y eut aucun blâme h déverser sur eux et tout l'honneur de leur héroïque défense resta sans tache. Le général en chef examina longtemps la position de la ville et se décida à ne point la faire occuper par nos troupes. Nous partîmes pour Al;:er le lendemain de notre arrivée à Bélida. Lebey de Tittery avait placé ses magni- fiques tentes près du quartier - général. Ou ne l'aurait nullement cru déchu de sa puisïance; sous sa tente, il ressemblait à un lion euchahié qui ne s'est point dépouillé ni de sa fierté , ni de sa belle crinière. Ses serviteurs tremblaient autour de lui , comme au temps où d'un geste il pouvait faire tomber leurs têtes. Un juif interprète n'osa LITTÉRATURE. 145 jamais aller lui transmettre un ordre. Au moment du dé- part de Béliila, le mouvement de ce petit camp d'un type pur oriental, fut un spectacle curieux pour nous. Le pliage des tentes, le harnachement de nombreux chevaux arabes de toute beauté, le chargement de tant de bagages qui nous paraissaient encore nouveaux, tout nous offrait de l'inte'rét. JN'ous vimes le hvy demander son cheval ; le jeune mame- luck qui le lui amena ne le présentant pas à son gtë , ua seul mouvement des lèvres et un regard jeté de côté firent pâlir le front du jeune homme. 11 partit entouré d'un brillant cortège, et n'avait été un officier de gendarmerie qui le suivait de près, on l'eût pris , ma foi, pour le vain- queur, à son air hautain. Une grande partie de la population de Bélida suivit Tarmée. On avait mis à sa disposition bon nombre de voitures. 11 y avait dans cette foule d'eniigrans, des vieil- lards, des femmes, des enfuns. Ils aimaient mieux s'at- tacher aux vainqueurs que de rester dans la triste Bélida, expoiës encore à la brutalité des Kabyles Mais en s'éloi- gnant ils jetèrent plusieurs fois leurs regards vers leur ville. Et moi aussi, je la regardai avec émotion et je lui dis adieu. Bélida que j'aime, ah! puissent un jour tes maisons se relever, pui>«i ut les femmes fécondes réparer tes pertes, puissent tes Luaquets se repeupler d'amans, tes fêles te faire oublier tes malheurs! Elles devaient être si belles tes fêtes sous ton ciel enchanté ! A la sortie de Bélida, l'armée se divisa en deux par- ties; le générai Boyer, ayant sous ses ordres les deuxième et troisième brigades, marcha tout droit sur Alger. Le gcnéial eu chef, avec la première brigade, appuya sur la gauche vers l'embouchure du Mazafian, voulant faire la reconnaissance des principaux allluens de celle rivière et des environs de Coleah. Nous bivouaquâmes au delà de Boufarik, et le lende- main, 29 novembre, treize jours après notre départ, i3. 146 REVUE DE PARIS. nous arrivâmes à Alger par les collines qui commaDdent la ville. Le ge'néral Clauzel voulut sans doute se dérober aux acclamations du peuple qui l'attendait dans la rue de Babazoum et sur la place du Gouvernement; il fit mo- destement son entrée par la porte de la Casauba , qui est au haut de la ville. Le ge'néral Boyer était entré une heure avant nous, emmenant à sa suite le bey de Tittery , qui fut l'objet de la curiosité publique. Le général en chef, par un ordre du jour, donna à l'armée le témoignage de sa vive satisfaction. L'armée, à son tour, disait tout haut qu'elle était contente de son général en chef. Elle nommait aussi le général Delort , chef de l'état-major général , d'une expérience consommée dans ces difliciles fonctions, et d'une activité prodigieuse. Cette expédition avait singulièrement remué la popula- tion d'Alger. Tous les regards avaient été tournés vers l'Atlas. Les vœux ennemis, les espérances, les craintes, avaient suivi l'armée. Tant de funestes prédictions avaient été faites à son départ, tant de sourdes rumeurs d'exter- mination avaient couru pendant son absence, qu'un retour si prompt, un succès si éclatant, devaient faire une pro- fonde impression sur les musulmans. Lne province con- quise et pacifiée , la belle plaine de la Mitidja rendue libre, le bey de Tittery, dernier espoir des méconfens, en notre pouvoir; tels étaient les avantages que nous retirions de notre expédition. Mais TefTet moral qu'elle avait produit devait avoir des résultats immenses. Le drapeau tricolore, du premier élan, s'était placé en Afrique à la hauteur de son ancienne renommée. A ces peuples orientaux qui aiment la bravoure, il faut de hauts faits d'armes qui lei frappent d'étonncment , disposés qu'ils sont alors à se sou- mettre à la volonté du très-Haut , à voir le doigt de Dieu dans les grands événemens. Les Arabes surtout, d'un es- prit très-rebelle, mais dont l'imagination est plus accès' sible aux impressions, se sentaient subjugués par cette expédition. Orgueilleux et fiers, ils ne se rendent qu'à un LITTÉRATURE. 447 homme dont la superiorilé est éclatante. N'envoyez au- jourd'hui à Alger qu'un bon administrateur, il n'y fera rien, il ne pourra vaincre les rëpiignances et forcer en quelque sorte les cœurs. Des généraux d'un mérite ordi- naire n'obtiendront pas davantage. Là plus qu'ailleurs un nom vaut une armée, et l'homme supérieur y a bientôt acquis les droits de naturalité. J.-L. LUGAN , capitaiuc d'artillerie attaché i l'état-major gcaâral. ALBUM. 157 laye. L'auteur, M. Francisque Michel , a publié de bon- nes ëditions avant de se faire romancier. On pourrait croire son livre détache de ses œuvres de Lrgrand d'Aussy. La Cour des miracles , mali,'rt' son vieux nom , est un roman du temps de Louis XIII , et M. Dinocourt nous a "dédommage's d'une intrigue commune et d'un style tri- vial par un extrait fort curieux d'un petit traite réim- primé chez Techner , contenant l'état du royaume des Cagoux et du Grand-Coesre. II est bien hardi de venir après Victor Hugo ; nous l'avons déjà dit. Le Meurtre de la Vieille-Rue du Temple est une com- position estimable qui se sent un peu de la province na- tale, mais qui pronict à son auteur anonyme des succès dans un genre qu'il doit aborder dé oi mais avec meil- leure provision de lectures et de recherches. Froissard avait en quelques pages peint l'assassinat du duc d'Orléans par Jean-Sans-Pcur , duc de Bourgogne. M. ïriquetty avait traduit la plume par le pinceau. Tout semblait dit et fait sur ce sombre crime consommé à la lueur des torches dans la rue Barbette. L'auteur du Meurtre de la FieilleRue du Temple a vu des émotions terribles et tou- chantes au fond de cette vengeance sanguinaire d'un mari outragé ; il s'est inspiré surtout de son imagination jeune et virile , ardente et vagabonde ; il a dédaigné de faire maille à maille un aubergeon historique ; il a feuil- leté les écrivains contemporains; il a tracé un plan, des- siné des caractères , inventé des ressorts et créé des ré- miniscences. Il a fait une chronique haute en couleurs , tailladée et déchiquetée , vivante et mouvante , pleine d'ame et de passion. Sans doute l'auteur a souvent imité ; scènes et personnages sont de seconde main; mais la mar- che de l'action est si rapide , si dramatisée, si trempée de larmes et de sang, qu'on oublie la critique pour se lais- ser entraîner au courant de l'intérêt. Le duc d'Orléans et sa belle Juive sont deux cxcellens portraits , même après François 1«' et Rébccca. 11 manque à ce roman ce i4. 158 REVUE DE PARIS, qui surabonde dans ceux du bibliophile , une forte ef profonde conscience de l'époque et des hommes que l'an-- liquaire apporte au romancier. Z. — Les Contes de i'Aihambua viennent d'être mis en vente chez M. H. Fournier jeune : 2 jolis volumes in-S». La traduction de ce nouvel ouvrage de Washikgtoh Ir- viNG est due à MUe Sobry , connue par ses traductions es- timées de lady Morgan , dePaulding, etc. , etc. , etc. Nou» en rendrons compte. — Les disciples de M. Ch. Fourier viennent de s'asso- cier pour fonder un journal de leur doctrine; cette feuille s'appellera ie Phalahstère. Nous voyons, parle prospectus, qu'il s'agit maintenant de sextupler le re- venu du prolétaire le plus pauvre, au lieu de le vintu- pler. Nous faisons des vœux pour la réalisation de cette innocente utopie. »^»%%VVV»%%%»V»»»^^^AAIV*VVVVVVVV\VV%V>A/V»AV>«VVVVV»VV<%V»AIV\»<1AVV\ « EUGÈNE ARAM. nOTICE SCB M. E. L. BCLVVER. ' Une ère nouvelle va commencer pour l'Angleterre à dater de l'adoption du bill de réforme ; une littérature nouvelle peut naître des changemens apportés à sa vieille constitution et à ses anciennes mœurs politiques , s'il est vrai que sa littérature a jusqu'ici réfléchi comme un mi- roir l'esprit de chaque phase de son histoire. Ainsi l'An- gleterre a eu successivement ses romans chevaleresques et ses dr;.mes passionnés , ses romans de beaux-esprits au style alambiqué , sa poésie biblique et puritaine , sa Sa- tire Ménippée ( Hudibras) , ses comédies licencieuses et ses tragédies héroïques , réaction littéraire contre le pu- ritanisme républicain ; puis , sous l'influence des mœurs constitutionnelles et des idées philosophiques , accordant plus au raisonnement et moins au sentiment, les Anglais créèrent leur poésie de salon vivant d'antithèses, le roman bourgeois , la polémique sous la forme d'essais de morale ou de discussion épistolaire; enfin dans ces derniers temps ayant parcouru le cercle de tous les genres, après être souvent revenue sur elle-même, après s'être enrichie de dépouilles étrangères, comme leurs marins et leurs voya- geurs dans de fréquentes excursions sous de lointains climats, leur littérature a traduit admirablement une 160 REVUE DE PARIS, dernière époque d'enthousiasme poétique par une foule de productions originales qui , de l'aveu de la critique, élèvent le siècle de Byron et de Scott à la hauteur de celui de Shakspeare. Mais depuis quelques années déjà toute cette surabon- dance de sève semble épuisée ou détournée au profit de l'excilation politique. La poésie, proprement dite, semble avoir expiré avec Chiide-Harold à Missolonghi; et le ro- mancier écossais cherche vainement à réchaufTer sa verve sous le ciel du midi. Les astres qui gravitaient autour de ces Jeux soleils ont perdu leur éclat d'emprunt. Si Tin- telligence britannique trouve encore des paroles qui mé- ritent des échos parmi nous, c'est lors.jue la voix de ses tribuns répond à la voix de son aristocratie dans les sé- nats ou dans les assemblées populaires. Le moment Ta venir de dresser le bilan de la littéiature anglaise mo- derne. C'est une remarque à faire que, pendant que sir "VV'al- ter Scott, rumaticier antiquaire, exhumait les anciennes moeurs de la chevalerie anglo-normande dans quelques- unes de ses ticlions, les mœurs des desceudans actuels de cette chevalerie aient paru assez poétiques à une nou- velle classe de romanciers pour mériter d'être décrites aussi dans une série de romans dits aristocratiques ou fasbionables. M. Plomer Ward et lord Norn)abby sont les chefs de cette école qui a produit Tremaine^ De Vere , Granby^ MatiLda , f^'^iviaii Grejr, Oui et Non, et celte foule d'autres ouvrages du même genre, dont Tre- maine est resté à la fois le modèle et le chef-d'œuvre,, narrations généralement insipides, même pour les lecteur* initiés à la société d'élite que les auteurs ont voulu peiu- die , et qui n'ont fondé leur vogue éphémère que sur quelques portraits dont chacun voulait vérifier la res- semblance , et sur quelques allusions à des aventures du beau monde dont la médisance se flattait d'avoir la clef. Les romans arist(icrati(|ucs n'auront pas attendu l'adop- LITTÉRATURE. 161 tion du Lill de réforme pour être mis Lors la loi de la critique; mais s'il (^taitviai qu'ils eussent produit Pel- ham comme les romans de chevalerie produisirent Don Quichotte, il faudrait leur savoir gre de nous avoir valu cette satire spirituelle du monde fashionable anglais et de ses historiens. Pelham parut en 1828; la traduction publiée à Paris est incomplète sans doute ; mais il serait difficile, je crois, de la rendre plus littérale. Les caractères y sont conser- vés dans toute leur originalité, c'est Pimportant ; quant au dialogue , je le donne en cent à nos critiques angli- cistes , si méprisans pour les traducteurs , parce qu'ils n'ont rien traduit. Quelque bizarre que la chose paraisse, je connais des .4nglais, des Anglaises surtout, (jui com- prennent mieux certains romans de Waller Scott en français qu'en anglais ; je veux parler de ceux où les per- sonnages se servent du patois d'Ecosse. Eh bien! il y a parmi les dandys , ou exclusifs de Londres , un jargon ou un argot plus difficile encore que le patois des Lowlands, et dont tous les mois ne se trouvent pas dans le glossaire de Grose. Lord Byron, voulant faire un tour de force, a composé une ou deux strophes de son Dnn Juan dans ce jargon qui emprunte un terme à la langue des jockeys , un autre à la langue des boxeurs, un autre à la langue des voleurs , etc. L'homme le plus versé dans l'anglais des livres se trouvera quelquefois , en lisant Pelham, aussi embarrassé que ceux auprès de qui l'écolier limousin de Rabelais se donnait les airs d'un savant polyglotte. Heu- reusement M. E. Bulwer qui possède à fond le slang da dandys ses compatriotes n'en a pas souvent abusé. Il reste dans l'anglais naturel de Pelham une histoire pleine a intérêt , le mélange si rare du comique et du tragique , des caractères originaux et vrais, cette observation fine qui fait ressortir le ridicule par un simple récit , sans charger les couleurs du tableau et sans tomber dans le grotesque de la caricature , et enfin de V esprit français 162 REYCE DE PARIS, plus qu'en aucun ouvrage connu delà littérature anglaise. On a remarqué avec raison qu'on pourrait en extraire un recueil de pensées morales comparables aux maximes de notre Larochefaucauld; mais ces pensées sont parfaite- ment fondues la plupart dans le dialogue, et empruntent souvent du caractère des interlocuteurs un air de persi- flage qui les rend plus piquantes sans rien ôter de leur vérité. Pelham est un roman à lire , et puisqu'il est traduit , quoique peu connu, nous nous dispenserons del'analjser. Quel est l'auteur de ce chef-d'œui^re, qui fut par les uns • traité de fat, et par les autres de satirique insolent , que quelques critiques prétendirent s'être proposé lui-même de bonne foi pour exemple dans son héros , et qui se vengea de tous ses critiques en personnifiant le journalisme anglais sous les traits de Mac-Grawler dans Paul Clif- Jbrdf L'auteur de Pelham, par sa naissance et ses allian- ces de famille , appartient à la caste dont il s'est séparé par ses satires littéraires et ses opinions politiques. C'est M. Edward Lytton Bulwer, troisième fils du général Bul- wer d'Heydou Hall, dans le comte de Norfolk. Ouvrez le Peerage et le Barviietat^e de Collins , ainsi qu'on appelle le nobiliaire anglais , vous verrez sa généalogie se croiser avec celle de lord Grey. du marquis d'Exeter , du comte Spencer, des Longucville, etc. La personne de M. Edward Bulwer est d'accord avec su généalogie. Son air distingué^ ses traits réguliers et calmes , son regard à la fois doux et spirituel , ses manières réservées n'appartiennent qu'i. l'homme comme il faut, dans cette Angleterre où l'air de caste est bien plus marqué , bien plus caractéristique qu'en France. M. Edward Bulwer n'a pas encore trente ans; on l'a quelquefois confondu avec ses deux frères » dont l'aïué , AVilliam , est le propriétaire du château pa- trimonial d'Heydon , et le second , Henry Bulwer, publi- ciste distingué, est membre du parlement, nommé par le» électeurs de Wilton. L'auteur de Pelham lui-même était LITTÉRATURE. I63 sur les rangs pour la cléputation de Southwark , et se re- tira devant M. Calvert, après avoir déclaré dans une pro. fession de foi publicpie que toutes ses sympathies étaient pour la grande cause du peuple. M. E. Bulwer fait donc partie de cette secte de l'aris- tocratie qui , soit politique , soit abnégation sincère, s'é- tant constamment associée aux inlt?rôts populaires , a de- puis 1688 prolongé l'existence constitutionnelle de soa ordre et sauve ces privilèges qu'elle a aujourd'hui le mé- rite d'abandonner de bonne grâce. Mêlé de plus en plus au mouvement du temps, l'auteur de Pelham subordonne chaque jour davantage la littérature à la politique. Ainsi eût fait Byron s'il fût venu au monde dix ans plus tard. M. Edward Bulwer a publié d'abord des vers, puis Les yeux de Houseman brillèrent de joie. « Écoutez, dit-il; Clarke, malgré ses richesses légitt- 174 REVUE DE PAIIIS. raement acquises , aspire à s'en procurer davantage par la fraude. Il a converti la somme dont il vient d'hériter en bijoux ; et sous divers prétextes il a emprunté un grand nombre d'autres bijoux qu'il se propose de s'appro- prier. Sou projet est de partir cette uuit en emportant le tout; il m"a confié ses intentions et demandé mon aide. Vous saurez que nous sommes, lui et moi, d'anciennes connaissances; nous avons partagé d'autres dangers et d'autres de'pouilles. Il a donc demandé mon assistance dans sa fuite. Maintenant apprenez mon projet. Débar- rassons-le de sa charge. Je vous en offre la moitié , soyez de moitié dans les risques et les profits de l'entreprise. Je me levai ; je marchais à grands pas , je pressais mes mains contre mon cœur, j'aurais voulu in)poser silence à la voix qui parlait au-dedans de moi. Houseman vit le con- flit de sentimens qui m'agitait; il me suivit, spécifia la valeur de la prise qu'il me proposait de gagner. Ce qu'il appelait ma part me mettait à portée d'accomplir tous mes vœux, de satisfaire l'unique passion de mon ame, ma soif de connaissances; d'obtenir une douce et solitaire indépendance; et tout cela je pouvais m'en assurer, non par des actes de fraude répétés, par une continuité de crimes, mais par une seule action. Je respirais pénible- ment , toutefois je ne cherchai pas à repousser Témotion qui me saisit. Je fermai les yeux , je frémis ; la vision s'élevait toujours devant moi. u Donnez-moi la main, dit Houseman. — Non, non, dis-je en me dégageant ; je dois réfléchir... considérer... Je ne refuse pas, mais je ne puis me décider en ce moment. Houseman me pressa, je persévérai dans ma résolution; il essaya des menaces; mais mon ame était plus élevée que la sienne, je le subjuguai. Nous convînmes qu'il vien- drait chez moi dans la soirée pour apprendre ma déci- sion. La nuit suivante était le temps où l'acte devait s'ac- complir. Nous nous séparâmes. Je rentrai dans ma maison, bien différent de ce que j'étais quand je l'avais quittée. La LITTÉRATURE. i-^S destinde venait de jeter ses liens invisibles sur moi; un nouvel incident leur donna encore plus de force pour m'enlacer. J'avais coutume de voir dans mes promenades une pauvre fille qui soutenait sa famille en faisant de la dentelle. Cctait une douce et patiente créature. Clarke , sous prétexte d'acheter des dentelles, l'avait atfirc'e chez lui dans un instant où il e'taitseul dans la maison, et il usa envers elle de la plus brutale violence. L'extrême misère des parens lui donna la facilité d'acheter leur silence ; mais il transpira quelque chose de cette aventure, et la malheureuse enfant devint le sujet d'un commérage scan- daleux, qui dans les classes inférieures est aussi grossier dans ses expressions que méchant dans le sentiment qui l'inspire. Poussée au désespoir par l'excès de la honte , l'infortunée avait mis fîa ce jour -là même à son exis- tence. Cet événement arracha la vérité tout entière à ses parens; et la mort de la jeune fille et son histoire par- vinrent à mes oreilles à l'heure même où mon esprit flottait dans le doute. Serez-vons surpris qu'un tel récit l'ait fixé tout à coup, et fixé du côté le plus sinistre? De quoi s'agissait-il? d'un scélérat vieilli dans le vice, accé- lérant chaque jour p \r ses excès sa course vers une tombe déshonorée, souillant tout ce qu'il approchait, ne con- naissatit que les corruptions du cœur, et non ses passions; vrai fléau de la société, qui ne s'apercevait de son exis- tence que par le mal qu'il faisait. De quoi s'agissait-il en- fin? de purger la terre d'une bête venimeuse. Était ce crime? était ce justice? Je sentais en moi la volonté , la capacité de faire le bien des homni dit-il, u cela se trouve bien; vous rentrez. Je me rappelle rataria, et je doute qu'on puisse en faire un éloge plu» magnifique et plus complet; car les peuples ne peuvent avoir de meilleur arbitre que le bon sens d'un homme naturel et moral. La pensée sourit sans doute à quelques- unes de ces lois de circonstance , improvisées par un pau- vre aubergiste de village, qui a été investi par la guerre et au^ milieu d'une ceinture de bataillons ennemis des droits du suprême pouvoir ; mais il se mêle des larmes d'attendrissement à ce sourire , quand on a lu comme LITTÉRATURE.' 493 nons le texte de ces proclamations paternelles , inspirées par un si profond amour de l'humanitë. Ce qu'il recom- mande à SCS frères , à ses enfans , traqués dans leurs ro- chers comme des bêtes fauves , ce qu'il les supplie d'ac- corder à son amour, c.ir il n'ordonne jamais qu'au nom de Faffeclion , c'est d'épargner Teffusion du sang étranger bors du cas légitime de leur défense personnelle; et puis, c'est (le sanctifier leurs armes par la prière, par les bon- nes oeuvres et par les bonnes mœurs. Tl y en a une , datée d'Inspruck , où il venait d'entrer vainqueur des Bavarois, à la tète de vingt mille paysans , dans laquelle ce géant de quarante ans, que la nature avait organisé comme un autre pour les passions , s'adresse à la piété des femmes , les rap- pelle à la pudeur antique, et les conjure de cacher leur sein et leurs bras, suivant le chaste usage de leurs mères. Cela est fort ridicule peut-être; mais cela serait sublime dans Plutarque, à lu vie de Scipion , d'Aratus ou de Phi- lopœmen (i). Je n'ai pas perdu de vue Solbioski dans cette digres- sion, puisqu'il était , à l'époque où j'ai remonté, secré- taire d'André Hofer. Il y avait entre ces deux nobles créa- tures une sorte d'identité. C'était un corps et une ame. Qu'on juge par là de Joseph!... Au premier aspect, son teint frais et pur, son regard plein de douceur, son rire toujours affable, quoique souvent amer et mélancolique ; ses cheveux longs , blonds et bouclés , n'annonçaient pas le héros des temps difliciles; et cependant l'effet singulier de ses cils , de ses sourcils et de ses moustaches brunes , lui permettait d'animer quelquefois sa physionomie d'une manière imposante. Il acquérait alors cet air de résolution et de fierté qui révèlent un grand caractère; mais il au- rait fallu plus d'expérience et de perspicacité que je ne me suis jamais piqué d'en avoir pour deviner un conspi- i-atrur dans cet ange aux yeux bleus. (i) Voir l'article de LA REVUE Dt PARIS ( volume ii, 3« année intitulo Lts Tyroliens. ;^ ( iV. du D. ) »7' i94 REVUE DE PARIS. Nous ne parlions donc entre nous qu'amitié , amour, poésie, beautés de la nature réveillée, charmes de la campagne printannière, et tout ce qui enchante un cœur jeune , que le malheur n'a pas encore entièrement dessé- ché. Cela ne dura pas long-temps. Les affaires du docteur, qui paraissaient se compliquer tous les jours, le forçaient à s'absenter souvent. L'acquisition d'un vieux château dans levoisinage du Tagliamente le retint éloigné|près d'une se- maine, et il s'en fallait d'autant que le terme de mon rendez-vous fût échu , quand il arriva pour repartir avec Joseph, car il était cette fois accompagné de sa fille, qui descendit avec lui chez un ami. Nos adieux furent tristes, et cependant je cherchais à les prolonger. 11 m'en sou- vient. Joseph et moi nous avions peine à nous quitter, quoiqu'il sourît avec une sorte de malice h l'idée de notre séparation éternelle, et nous marchions encore bien tard les bras entrelacés , à la lueur des flambeaux qui éclai- raient la place et le péristyle du théâtre , parce que c'é- tait pour le peuple un jour d'ivresse joyeuse et de bruyante gaieté, ce jour du carnaval qui a conservé long-temps tout son attrait dans les états vénitiens. Je me doutais à peine de ce spectacle, moi, pauvre jeune homme que dix verrous tenaient reclus à Paris pendant ces fêtes éblouis- santes des riches et des heureux de la cour impériale,. queM"^ la duchesse d'Abrantès a décrites avec tant de naturel et de grâces; mais il devait avoir un aspect par- ticulier à Trieste , où il faisait foisonner sous les colon- nades et à travers les illuminations cette partie casanière de la population qui est aussi un spectacle : les Grecs, les Albanais , les Turcs dans leurs vétemens si variés et si pittoresques , les jolies filles juives qui percent d'œilla- des si ardentes et si acérées les anneaux coquets de leur noire chevelure , celles d'Istrie qui s'enveloppent presque tout entières dans leurs longs voiles blancs , et le paysan du littoral lui-même, avec ses rubans flotlans et sa toi- lette d'opéra , que la saison permettait ce jour-là, car I» LITTÉRATURE. 195 eoirc'e était aussi tiède qu'une des plus belles du mois de mai. Je n'ai pas besoin de le dire à ceux qui se souviennent comme moi du carnaval de Trieste en 1809, si quelqu'un s'en souvient. C'était une féerie. Une femme en domino s'était emparée de ma main , et c'était une femme , car j'avais touché la sienne. J'oserais dire qu'elle devait être fort jolie : on sait si bien cela 1 Jo" seph , qui s'était entretenu un moment avec nous , avait profilé de ce moment de préoccupation pour s'éloigner , et je n'en étais véritablement pas fâché; car le dernier mot de cette dernière entrevue me coûtait beaucoup à lui dire. La conversation de cette inconnue absorba bientôt d'ailleurs toutes mes pensées. Un mystère incompréhen- sible l'avait fait lire dans ma vie. Le moi qu'elle connais- sait ne pouvait être connu que d'elle dans ce pays , oùj'é- tais presque étranger atout le monde, et mon cœur pal- pita de plusd'étonnement que de frayeur quand elle me dit adieu sous mon nom , qui ne pouvait être arrivé, même à Venise, que par la correspondance de mes amis le plus secrets. J'étais sûr que Diana ne l'avait jamais entendu prononcer — à moins que ce ne fût par... — mais Diana était plus grande. Elle s'échappait ; je la retins, La fascination du masque , de sa tournure, de sa voix, s'était augmentée en un mo- ment de tout ce qu'il y a de saisissant et d'extraordinaire dans une apparition , dans un rêve ! — Je vous suivrai partout , m'écriai- je , ou bien je vous retrouverai si vous essayez de me fuir ! Elle s'arrêta. — Pourquoi pas, dit-elle en riant; mais ce serait un pçu loin , peut-être , et ce ne serait qu'un seul jour. Êtes- vous décidé à me rejoindre partout où je serai... h: jour de Sainte-Honorine ? — Attendez, attendez , madame.' le jour de Sainte- H'-norine? Oh! cela n'est pas possiblel mon honneur y est engagé ! — Adieu donc, reprit-elle en dégageant ses doigts des miens j allez où votre honneur vous appelle ! ... <96 REVUE DE PARTS. — J'irai! roaisne pourrais-je savoir au moins où je vous reverrais ce jour-là, s'il m'était permis de vous cher- cher? — Où vous me reverriez?... Je le veux bien. Dans la chapelle placée sous l'invocation de ma sainte patrone , à l'église de Codroïpo, quand le prêtre aura donné la bé- nédiction de la première messe. Lorsque je revins à moi, elle s'était cachée dans la foule; ce rendez-vous, c'était celui que j'avais reçu de Mario CJnci. Quelques jours s'écoulèrent en nouvelles et solitaires promenades ; mais, le jour de sainte Honorine, j'étais déjà depuis long-temps arrêté devant la façade de l'église de Codroïpo, quand les portes s'ouvrirent. Le soleil se levait à peine; la nef était encore humide et noire ; quelques lampes qui avaient veillé toute la nuit indiquaient seules la chapelle de la sainte •, le sacristain achevait de l'illuminer. Je n'étais pas dévot, mais j'étais pieux, et jamais une aventure de galanterie , un caprice de volupté , ne m'au- rait distrait dans un temple de la profonde émotion que m'inspire la maison de Dieu , surtout quand elle est vide, et que l'ame s'y trouve recueillie en présence de son créateur et de son maître. J'avais d'ailleurs interprété d'une autre manière qu'on n'est porté à le faire en Italie ce second ajournement. J'étais placé sous l'empire d'une association immense, qui pouvait compter des femmes au nombre de sesaflidés les plus intelligens et les plus actifs, et ressaisir à propos un adepte tiède ou découragé par les illusions les mieux appropriées à son âge et à son carac- tère. Je dois dire à mon honneur que je n'en avais pas douté un moment. J'entrai donc dans la chapelle sans y porter d'autre dessein que d'y prier et d'y offrir au ciel le sacriBce de mon aveugle dévouement pour je ne sais quelle parole qui m'avait lié par des sentimens généreux à la cau.se de LITTÉRATURE. <97 la vieille foi et desivieiJles libertés. Mes yeux eurent bien- tôt parcouru l'étroite enceinte. J'étais seul ; le sacristain était sorti, le prêtre n'était pas venu , mais le tableau de l'autel resplendissait déjà de son éclat de fête ; c'éUit une heure imposante , un lieu solennel, un beau specta- cle pour un chrétien ; et toutes ks fois que le malheur s'est appesanti sur moi , ou que la solitude m'a rendu à moi même, je me suis retrouvé aussi sincèrement chrétien que dans les bras de ma mère, quand elle me passait avec orgueil une longue veste de toile d'argent, à compar- timens de verroterie rouge et bleue , pour aller recevoir la première fois le bienfait de l'eucharistie, à la paroisse de Saint-Marcellin. — Cette efifusion finie, je regardai le tableau ; sainte Honorine condamnée à mourir de faim dans un cachot, pâle,échevelée, palpitante , offrant dans ses traits le mélange de la douleur humaine et d'une di- vine résignation , mais tendant vers moi des bras sup- plians, comme pour implorer un secours. Ses yeux avaient des regards, ses lèvres des mouveraens ! Qu'elle était tou- chante et sublime ! Ce qui me frappa davantage cependant , c'est une de ces ressemblances qu'on est si porté à trouver quand on aime, une ressemblance poignante et mortelle dans la si • tuation où elle avait été saisie , le portrait de Diana ! Heureusement cette image merveilleuse n'était que le chef-d'œuvre du Pordenone, J'avais froid ; je souffrais de cette émotion, vive comme la réalité. Je me levai; je marchai sans projet dans la chapelle, dans l'église , où les rayons du jour commen- çaient à percer les vitraux et à tremblotter sur les mu- raules. Personne ne se mouvait ni en dedans, ni en dehors. Le seul bruit qui troublât le silence des voûtes , c'était celui de mes pas qui retentissait sur les pavés. Je cher- chai à gagner la porte ; je m'appuyai en grelottant sur un baptistaire qui est placé à l'entrée. J'écoutai , je crus entendre, j'entendis des gémissemens, sans savoir s'ils ve- 198 REVTJE DE PARIS, liaient de la chapelle ou du parvis; mais je crus un in- stant que c'était encore la sainte qui pleurait d'angoisse et de faim. Impatient de m'affiancliir de ce prestige qui troublait ma raison , je franchis les degrés d'un élan. Les pleurs , les gémissemens me poursuivirent dans la rue , déjà entièrement éclairée par le soleil; je me retournai vers le portail , où j'avais été devancé par mon fidèle Puck, qu'un sentiment de compassion plus qu'humain ap- pelait , carressant et consolant , partout où il entendait des plaintes. Je vous ai parlé de Puck. Je vis alors une petite fille de treize à quatorze ans , fraîche et jolie comme une rose , et dont les yeux de- vaient avoir un charme incomparable, quand ils n'étaient pas noyés par des larmes. Elle était assise au haut du grand escalier, près de la porte où je venais de passer, et, le menton appuyé sur sa ipain , le coude sur son genou r ses cheveux blonds abandonnés à l'air, la pauvre enfant sanglottait amèrement en regardant un petit éventaire déposé devant elle, et que recouvrait un linge plus b!aD& que la neige, u Pauvre Onorina, disait-elle I i» Au bruit que fit mon chien en s'élançant à son côté , elle changea d'altitude , et la vue arrêtée sur moi elle- s'écria subitement : w Achetez, monsieur, achetez ma belle lazagne! étrennez, étrennez la petite marchande. » Je remontai deux ou trois degrés, et je m'assis un peu au-dessous d'elle. — Qu'avez-vous donc à pleurer, chère petite , puisque votre corbeille est pleine , et qu'il ne parait pas qu'il lui soit arrivé d'accident? — Achetez, monsieur, achetez ma belle lazagne? It n'y a pas de meilleure lazagne à Venise ! Et elle essuyait ses yeux du bout de ses jolis doigts, pour paraître plus engageante. — Je vous demandais , mon enfant , la cause de votre chagrin , et ce qui pourrait le soulager? Répondez-moi avec confiance. LITTÉRATURE. 199 — Oh! du chagrin, monsieur, j'en ai beaucoup! — Ache- tez, monsieur , acheté/ ma belle lazagnc! — Il faut vous dire que c'est aujourd'hui la fête de sainte Honorine , ma patrone, et que toutes les jeunes filles de Codroïpo , dans leurs plus beaux habits de fêtes , vont accompagner sa châsse à la procession.... une châsse superbe , g.irnie de longs rubans , et chacune d'elles en tient un qui est as- sorti par sa couleur aux rubans de sa parure. Ah ! cela est bien beau à voir. — Achetez, monsieur, achetez ma belle lazagnc! — £nsuite il y en a quatre qui portent deux à deux de grands paniers pleins jusqu'au bord de violettes , de primevères, et de toutes les fleurs de la saison, et qui s'arrêtent de loin en loin pour en jeter par poignées sur la châsse de sainte Honorine. — Et ce sont les plus sages, les plus jolies, et celles qu'on regarde le plus. J'étais une des quatre l'année passée, et je n'ai mis que ce jour-là ma belle robe de toile de Perse à bouquets. — Achetez , mon- sieur, achetez ma bonne lazagne ! — Mais la cérémonie va commencer, Onorina ! Et pourquoi ne mettez-vous pas aujourd'hui votre belle robe ^e toile de Perse à bouquets? — Pourquoi, monsieur, pourquoi? C'est pour cela que je pleure. Mon père s'est remarié, et ma belle-mère m'a dit ce matin , quand je lui ai demandé ma robe : w H vous î» sied bien , petite effrontée , de vouloir vous parer comme n la châsse de sainte Honorine avant d'avoir commencé o votre journée! On vous donnera la robe que vous de- • mandez si vous avez vendu votre lazagne à l'heure de « la procession. — Achetez, monsieur, achetez ma bonne * o lazagne. Et elle recommença de pleurer. — Calmez-vous, mon enfant , il y a des remèdes à tout, «t vous avez encore le temps d'aller prendre votre place •de l'année passée auprès d'un de ces grands paniers qui «ont pleins jusqu'au bord de violettes , de primevères et de toutes les fleurs de la saison. Je vous jure que vous y serez. ^^ REVUE DE PARIS. — Ah: vraiment, je n'en aurais pas été en peine, repnt-elJe, du temps du seigneur Mario Cinci. Il venait tous les mois depuis long-teraps s'approvisionner à Co- droipo pour sa maison et pour ses pauvres , et depuis deux rnois 11 y venait jusqu'à deux fois par semaine ; il empor- tait toute ma lazagne, et ne s'en allait jamais sans me laisser quelque bague, quelque épingle, quelque peUt t>iJou, et sans me dire, en me frappant doucement la joue • "bois sage , Nina, sois sage, ma belle, et tu feras un jour « quelque bon mariage, car tu es vraiment aussi gentille » que ta pauvre mère. « — Eh bien ! chère Onorina, tous avez maintenant deux raisons de vous consoler et de vous réjouir, puisque Mario t.inci va arriver. ^•-Comment arriverait-il, s'écria- t-elle, puisqu'il est — Mario est mort! ~ Vous le connaissiez et vous ne le savez pas? Il y a quinze jours il était là où vous êtes, et, contre son ordi- naire, il avait passé la nuit à Codroïpo chez son ami, le riche docteur Fabricius, pour faire ses dévotions le matin. Je lui vendis toute ma lazagne. — Achetez, monsieur, achetez ma bonne lazagne. — Elle est achetée! — Continuez, Nina, je vous en prie, et^^ ne vous retiendrai plus. — Ses jeux s'éclaircirent; ils rayonnèrent. Le contraste que faisait avec la nature de son récit cette innocente joie de jeune fi!!e, si heureuse de remettre une robe de toile de Perse à bouquets, me serra vivement le cœur. Je dé- posai un sequin sur son éventaire , et je l'écoutai depuis sans la regarder. Vous me donnez beaucoup trop , monsieur , et je ne saurais comment changer.... — Je vous donne trop peu , Onorina , mais continuez, continuez seulement!.... LITTÉRATURE. 201 — La nuit avait élé bien mauvaise; qu'importe! Rien ne pouvait arrêter le seigneur Mario quand il avait mis quelque chose dans son esprit. « Il faut que je traverse le n torrent, quelque temps qu'il fasse, dit-il au docteur, « j'ai des raisons pour cela; d'ailleurs je reviendrai bien. t> tôt, et si j'étais retenu, les renseignemens que je vous w ai donnés vous permettent de vous passer de moi. i» Uélas ! il ne revint pas, et il ne reviendra jamais! — Et encore, apprenez-moi du moins , Onorina, cora- ment cela est arrivé — Je vous dirai , monsieur, ce que j'en ai entendudire. Tous les jours avaient été très-doux jusqu'à cet orage; il faisait si beau dans le carnaval ! les neiges s'étaient fondues aux montagnes; les rivières s'étaient grossies, de manière que le Tagiiaraente, augmenté par la pluie de la veille , était large et houleux comme un bras de mer. Le batelier ne voulut pas s'exposer à passer; mais le seigneur Mario se mit à la rame avec son Albanais, je ne sais si vous le connaissez , et ils allèrent long-temps, long-temps, bien loin, bien loin , sans malheur; mais ils ne furent pas plus tôt arrivés au milieu du courant, où est l'en- droit dangereux , que voilà la vague qui monte tout à coup à perte de vue et qui passe sur le bateau , et le bateau qui disparaît. Le seigneur Mario qui nageait comme un poisson ne s'en inquiétait guère ; mais l'Albanais , qui était un homme vieux de près de quarante ans, se dé- battait inutilement contre le flot. Les gens qui regardaient de la rive droite disent que c'était une chose terrible ; car le seigneur Mario avait à peine fendu l'eau de quel- ques brasses qu'il était forcé à retourner pour ressaisir son domestique et pour le ramener avec lui , parce qu'il était si bon et si courageux , le brave homme , qu'il aurait hasardé cent fois sa vie pour celle d'un paysan! — Il y avait une heure que cela durait , et toutes les barques s'étaient avancées aussi près que possible du courant sans y entrer pour leur porter du secours. Alors on vit distinc- ToMt m. 18 202 REVUE DE PARTS, teraent l'AlbaDais s'arracher des bras de son maître , et plonger dans Je gouffre à dessein de mourir seul. Oh ! le noble Mario était bien capable de gagner le rivage s'il l'a- vait voulu; mais il plongeait toujours après l'Albanais qui s'obstinait à se renoyer toujours en lui criant des choses qu'on n'entendait pas. Il le ramenait sur le fleuve, il re- descendait avec lui , remontait et reparaissait encore , — et enfin on ne les vit plus ni l'un ni l'autre , et jamais leurs cadavres ne se sont retrouves. On assure dans lepaysque cela avait été prédit par le prophète de Ravenne , ou par un autre. Je laissai pendre ma tête sur mes genoux, et je ne par- lai pas, je ne pensai pas. Onorina me tira doucement par le pan de mon habit : o Voilà l'heure de la procession qui sonne. — Achetez , •» monsieur, achetez ma belle lazagne ; il n'y a pas de » meilleure lazagne à Venise î... — Es-tu encore là , petite , et ne t'ai-je pas payée? Va mettre ta robe de toile de Perse et tes rubans avant qu'on n'ait prit ta place. — Alors, dit-elle, prenez votre lazagne, monseigneur; car si je reparaissais devant ma belle-mère avec la cor- beille et l'argent , elle supposerait, tantelle est méchante, que j'ai gagné ma journée à quelque oeuvre de péché. Et pendant ce temps-là elle introduisait dans la lon- gue poche de ma redingote de voyage un sac copieux de lazagne. — Que veux-tu que je fasse de ta lazagne? lui dis-je en riant malgré moi , je n'en ai pas besoin. — Et les pauvres, répondit elle, et les affamés? Madame sainte Honorine mourut à défaut d'un sac de la- zagne ! Cette idée me frappa : le tableau de Pordenone se re- présenta devant mes yeux comme je venais de le voir. J'éprouvai un invincible désir de le revoir encore : je me Tevai. Onorina n'y était plus. LITTÉRATURE. 203 La premîtVe messe était assez avancée ; je ra'agenouil- ïai au fond de la chapelle. Après quelques instans de re- cueillement , je promenai mes yeux sur les fidèles : une poignée de pauvres gens du peuple qui vcnaii ntlà implo- rer l'intercession de la sainte et les grâces de Dieu, avant de reprendre leurs labeurs quotidiens; dignes et pieuses familles de l'inçligent qui travaille, qui croit, qui prie et qui aime, et auquel le royaume des cieux est assuré , se- lon mon coeur comme selon l'évangile. Une seule femme, qui se confondait avec la foule par sa ferveur et son hu- milité , s'en distinguait par une sorte d'élégance d'ajuste- ment , une cape de soie noire à petites dentelles d'argent. Elle passa devant moi quand l'office fut fini , en soulevant négligemment un coin de son voile, et s'arrêta vers la porte après avoir laissé tomber dans chaque tronc une aumône qu elle cachait de la main. —Honorine ? dis-je à basse-voix en ra'approchant d'elle pour l'accompagner, comme l'autorise la politesse ita- lienne. — Honorine Fabricius, répondit-elle gaiement quand nous fûmes arrivés au parvis ; et pour mieux me recom- mander au tendre et touchant intérêt que vous portez à toutes les dames, la fiancée de votre ami Joseph Solbioski. Je vous laisse à deviner les occupations qui le retiennent ce matin aux environs de Codroïpo ; mais il vous attend demain matin aux bateaux du Tagliamente, une heure avant le jour , et ce signe singulier qu'il m'a chargé de vous remettre ne vous permettra aucun doute, suivant lui, sur l'autorité de ma mission. Promettez donc et ne me suivez pas' Le signe , c'était le fragment de la bûchette mystique que Mario avait rompue à la vendita; il était lié, comme la lettre de Diana, d'un petit ruban cramoisi, à la livrée de sa gondole. Je protestai de mon exactitude par une inclination res- pectueuse , et Honorine disparut sans peine au milieu de 204 REVUE DE PARIS. la multitude qui couvrait Tescalier et qui encombrait les rues; caria procession arrivait avec toutes ses magnifi- cences pour venir prendre la châsse. Je cherchai autour des paniers de fleurs la petite Onorina. Elle y était déjà, superbement vêtue de sa belle robe de toile de Perse à bouquets, et si préoccupée, l'heureuse fille , de sa parure et de sa beauté , que je ne fus pas étonné du tout qu'elle ne prît pas garde à moi ; elle avait bien d'autres pen- sées !.... Je n'étais pas encore arrivé , la nuit suivante , à l'en- droit du rendez- vous, que je m'entendis nommer dans l'obscurité par une voix connue. Je m'arrêtai aussitôt et j'embrassai Solbioski. — Tu ne verras personne ce matin de la famille du docteur, me dit-il ; elle est partie hier pour Saint-Veit, sur la rive où nous allons aborder, et M. Fabricius doit seul nous rejoindre demain au château de nohe malheu- reux ami Mario, dont tu ne peux ignorer la destinée. 11 a cru devoir faire l'acquisition de ces ruines dont le sé- jour serait , dit-on , trop sévère pour des femmes. N'im- pute donc pas notre séparation à quelques insultantes précautions de la jalousie, quoique tu m'aies donné lieu d'en concevoir im peu. Dans peu de jours mon Honorine recevra de toi un baiser de frère, et la mobilité de Ion cœur me promet que tu oublieras facilement un amour contracté sous le masque. J'allais me justifier. Il m'embrassa de nouveau en riant. •— Écoute des explications plus essentielles , reprit-il, et commence par me pardonner de ne t'avoir pas ouvert toute mon amedans nos entretiens. Livré par le malheur de ma destinée à ces idées qui ont failli perdre irrépara- blement la tienne , je te voyais avec plaisir t'en distraire et t'en éloigner pour des études pleines de charme aux- quelles lu es appelé par tous les souvenirs de ton éduca- tion et par tous les penchans de ton caractère. Mon père apprit cependant de Mario que tu lui appartenais par un LITTÉRATURE. 205 serment; il Tapprit dans une occasion solennelle. CVtait la veille du tragique accident cjui a ravi à la liberté son dpéc d'Italie. Ce dernier malheur nous aurait détournes plus que jamais de t'entraîner avec nous dans nos dan- gers, si quelques mots échappes à Mario ne nous portaient à croire que la Torre Maladelta cache quelques secrets qui ne sont connus que de toi. Les signaux qu'il t'en- voyait , ce bâton rompu, ce ruban, ces couleurs, tout cela est un mystère qui nous reste celé .si tu ne nous le découvres , et qui compromettrait peut être la vie d'une multitude de nos frères, si les recherches auxquelles nous allons nous livrer n'étaient éclairées que par le Lasard. C'est ce qui a décidé M. Fabricius à prendre possession du vieux castel des Cinci , où tu ne resteras d'ailleurs qu'autant qu'il le faut pour nous diriger , dans le cas où tu ne répugnerais pas à m'y suivre, — Te suivre en enfer , s'il le faut, répondis-je; mais ce mystère est impénétrable à ma pensée comme à la tienne. Mario l'a emporté dans le torrent. Il ne me reste, comme à toi , qu'à le deviner. — Auparavant je te dirai tout ce que je sais. Et je lui dis tout ce que je savais. — J'ai entendu parler de cet événement, dit Solbioski après un moment de réflexion. Une femme enlevée ! On n'a jamais enlevé femme à Venise , depuis dix ans, qu'on ne soit venu la chercher à la Torre M aladetta, mais tou- jours sans succès. Mario devait ce tribut à sa réputation romanesque, et, je pense, un peu fantastique. On y a cherché Diana, qui n'y était point, et on a profité de cette occasion pour visiter les recoins les plus caches d'une retraite si justement suspecte à nos ennemis. Il n'y a pas deux opinions aujourd'hui sur cette déplorable his- toiie. La commémoration même des couleurs de Diana dans le dernier message de Mario ne prouve rien. Ce n'é- tait qu'un appel de plus à ton souvenir. M^e de Marsan périt en effet le jour de son départ de "Venise, après avoit 18. 206 REVUE DE PARIS, écrit le billet que ta en as reca à Trieslc, et je suis per- suadé que soB père en avait acquis de tzistes preores, poisqu^U lui a sorvëcn si peu de jours. — Son père aussi , m*écriai-je ! le père de Diana anni ! M. de Marsan serait mort !.... — Eh bioï '. que fais-tu donc , reprit Sc^ioski en pas- sant son bras aut£iur de moa eorps? Tout doit mourir ao- tour de nous , et avant nous les vieiliai>ds, si doos ne dé» robcxis au temps unegénéreuse mort. Retourne à OxhtJïpo, mon firère, ou riens avec moi à la Torre Maladetla , et crois que nous serons bien malheureux s'il lui reste ce soir un secret pour nous. Il en est peut-être quelqoes- ons qui intéressent le sort de nos amis et celai du genre humain. Je lui répondis en m'elançant sur le bateau; car doos étions parvenus, en causant . jusqu'à la grève roulante et penchée que l'aube blanchissait déjà. — Bon courage ! cria le batelier. La passe sera forte ce soir, et monseigneur Mario ne serait pas mort s*il s'y était pris comme ces nobles sôgineuars avant l'heure où le soleil échauffe et fond les glaçons. Ah ! que c'est une sai- sf» dangereuse pour le pauvre vojageur.' Mais il s'en soBCÎait bien , lui qui se serait collelé avec le démon , a le démon avait osé se trouver en face de loi sur terre ! Aussi le dérncm n'avait garde. Il l'attendait ao piège où it Ta pris, pour le malheur des panures gens de la euntrëe. — Voyez, voyez, comme le courant donne déjà 1 Ces gros bouillons sont d'un mauvais présage à la soirée. En ayant, batelier, en avant! Et il chanta. Les vagues commençaient en effet à se rouler antonr de la rame en floeons écaauns. Les nuages se débrouillaient de plus en plus . et <|nin«t nens fiancs sortis du courant pour rentrer dans les eanz mortes, le soleil luisait déjà gaiement à leur surface , en les mar- brant devant nous de larges k main , à la Revue de Paris. C'est ainsi que je comprends « une composition, et ce qui permet à celle-ci de prendre » une place en dernière ligne dans les oeuvres du genre » ennuyeux. o — J'aurais pu la faire plus piquante , mais j'ai voulu îa faire avant tout exacte et naturelle. — « Il fallait la faire intéressante ou ne pas vous en' y> mêler. Le naturel a son piix quand on sait s'en servir ; LITTÉRATURE. 2O9 * mais le commun m'en de'goûle; et quant à l'exactitude, » c'est un mérite d'historien que je ne demande pas au • romancier. Reprenez vos Nouvelles ^ les unes après les « autres , et vous trouverez partout le même défaut : trop » de combinaisons et d'analyse psycologique, si elles sont y> vraies; trop peu d'eveneracns, si elles sont fausses. A dc- « faut d'invention, vous exploitez une peiiî-ée. A défaut de « pensée, vous remuez des mots. Pour Dieu, monsieur, « ce n'est pas là ce qu'on attend de vous quand on «laigne » vous lire. Ce sont des émotions; et vous flalt d'une église , par compassion pour la vaniteuse douleur * d'une petite fille. Voilà qui est bien extraordinaire ! Ces » puérilités étaient bonnes à occuper les minutes oisives » d'un lecteur au sang rassis , du temps des faibles imita- • teurs de Sterne; il nous faut autre chose aujourd'hui, » et il n'est plus permis de dire que ce qui vaut la peine » d'être dit. Ce que vous venez d'entendre, monsieur, » c'est une analyse et un jugement. « — L'analyse est bonne , et le jugement inattaquable en appel. Il n'y a , ma foi , pas autre chose dans mon second acte, et vous m'en voyez tout honteux. Mais, puisque vous l'exigez.... — attendez un peu, que je me remette d'une alarme si chaude ! — A moi , muse des Lewis et des RadclilTe , inspire-moi des récits qui ne ressemblent à rien de tout ce qu'on a lu depuis les révcs poétiques, chimé- 210 REVUE DE PARIS. riques , frénétiques et infernaux de Dante , qu'il ne faut pas appeler le Dante, comme nous le faisons sottement , les Italiens ne mettant jamais Tarticle devant le prénom baptismal. — « Je vous arrête là, car si je vous lâche la bride ^ vous allez devenir pédant. C'est un de vos penchans irré- sistibles. — Mille grâces , monsieur ! Ch. Nodiu. vvvvvvvvv >A^vv*vv*vvv ww . wwvwwwvwvwvw vwwvvvwwvw w» vw w» -yv» LABLAGHE. En 1791, Nicolas Lablache , négociant de Marseille, quitta sa ville natale en proie alors à toutes les horreurs de la révolution , et se rendit à Naples. Il établit une maison de commerce dans cette capitale, et s'y maria bientôt après avec Françoise Bietack , dont la famille était irlandaise. Louis et ses deux soeurs , Adélaïde et Clélia , naquirent de ce mariage. Lablache était heureux. La pros- périté de ses affaires lui donnait les moyens d'élever convenablement des enfans qu'il chérissait, et leur ave- nir se présentait de manière à rassurer tout-à-fait sa sol- licitude paternelle. Lablache avait quitté la France pour échapper aux malheurs de la révolution : une autre révo- lution le surprit à Naples; celle de 1799 causa sa ruine; il en mourut de chagrin. Sa famille que tant de pertes avaient accablée , se trouva dans la gène jusqu'à l'arrivée de Joseph Napoléon , qui lui accorda sa protection et se chargea de l'éducation des trois enfans. Adélaïde avait une très-belle voix , elle apprit l'art du chant au Conservatoire; et quand elle fut assez habile pour professer, elle entra au couvent de Sainte-Anne, à Sessa près de Naples , pour y donner des leçons de chant aux pensionnaires. Six mois après, unevocalion irrésis- tible pour la vie religieuse lui ût prendre la résolution de prononcer ses vœux après le temps de son noviciat. Les sollicitations de sa famille, de sa mère surtout, ne purent la faire renoncer à ce projet, vers lequel tous ses désirs 212 REVUE DE PARIS, se dirigeaient, et qui seul devait la rendre heureuse. Adélaïde Lablache est toujours au couvent de Sainte- Anne. Sa vie est exemplaire et son bonheur parfait. Cle'- lia a e'pousé le marquis Braida, espagnol. Louis Lablache est un acteur ravissant; sa voix est mer- veilleuse , il la gouverne avec un art admirable , et pour- tant il est une chose en lui qui me paraît plus e'iounante encore , c'est son organisation musicale : elle tient du prodige. Si Lablache n'avait pas eu en partage le don pre'cieux d'une magnifique voix chantante, Lablache n'eût pas moins brille' au premier rang parmi les virtuoses de ce siècle. La flamberge ou la dague, la lance ou la mas- sue, lepée, le poignard , le sabre , étaient également des instrumens de triomphe dans les mains de Roland, de Richard et de Duguesclin. A défaut d'armes forgées et curieusement damasquinées ,ces preux auraient lancé une borne , un rocher, au nez de leur antagoniste; et ce pro- jectile , quoique mal façonné , frappant d'aplomb sur un crâne doublé de fer, eût terminé la querelle à l'instant. Lablache , privé de sa voix , eût joué du violoncelle comme Bohrer, de la flûte comme Tulou, depuis l'orgue jusqu'à la guimbarde tous les instrumens étaient de son domaine, il n'avait qu'à choisir. Louis est entré au Conservatoire de Naples à l'âge d'- douze ans. Gentili, son maître en sous-ordre, lui apprit les premiers principes ; Valente lui donna des leçons de chant; il composa même une suite de solfèges pour un élève qu'il afTectiounait et qui promettait un si brillant avenir. Louis n'avait d'abord aucune application pour la musique, il montrait cependant beaucoup de goût pour cet art, mais Louis était le type du gamin; il s'amusait d'une mouche , distribuait des croquignoles à ses voisins en attendant mieux, et bayait aux corneilles pendant la leçon du maître. Gentili voulu faire entrci quelque chose dans cette tête si légère, et lui prescrivit d'apprendre par cœur une demi-page d'explical ions des premiers principes; LITTÉRATURE. 21 3 vingt-quatre heures semblaient suffisantes pour un pa- reil labeur : Louis est interroge le lendemain sur cette le- çon ,| ne sait que répondre, il ne l'avait pas même lue. ^ent,l. d.t alors qu'il voyait bien que le nouveau venu n avait aucun goût pour la musique, et qu'il allait écrire a ses parens de le retirer du Conservatoire et de lui faire apprendre un état pour lequel il eût plus de dispositions. Cette menace effraya le jeune élève; piqué d'honneur, il se met a 1 étude , deux jours après , il recite d'un bout à 1 autre la grammaire musicale sur laquelle ses camarades avaient a travailler ordinairement pendant six mois. Louis ne savait pas encore quelle carrière il choisirait dans la musique. H commença d'abord par jouer du violon et du violoncelle , bien qu'il eût une voixdecontraltefort belle. Il.pouvait ainsi remplir trois ou quatre parties dans I orchestre ou le chant, selon que l'on avait besoin de son office pour renforcer le côté faible. Lorsque Haydn mou- rut, une messe fut chantée par ordre dans l'empire fran- çais et le royaume des Deux-Siciles. A Naples on exécuta le Hequiern de Mozart dans l'église du Conservatoire On comptait dans le chœur seize basses, douze ténors, douze dessus, et quatre contraltes seulement. Louis avait un sentiment exquis de la musique et de ses effets; il voyait avec peme que la partie qu'il tenait n'était pas en pro- portion avec les autres et qu'elle serait écrasée , anéantie par les voix qui la flanquaient de tous les côtés. Par ui| excès de zèle et pour rendre l'équilibre à son cher con- tralle , il poussa la note avec une vigueur extrême pen- dant tout le cours de la messe, et parvint à balancer ainsi les parties rivales, à lutter même avec avantage contre elles. Mais à peine eut-il chanté le dernier chœur que son organe, fatigué par de si longs efforts , s'éteignit; il ne lui resta pas même la voix parlante. Cette extinction complète dura pendant deux mois ; les médecins crai- gnaient qu'il ne pût jamais recouvrer la voix, même pour parler, quand un matin il s'éveilla toussant, parlant, xoME m. jQ 214 REVUE DE PARIS, chantant avec une basse sonore , vibrante et d'une puis- sance merveilleuse. Il courut au piano , exécuta des gam- mes, fila des sons pour s'assurer de sa nouvelle conquête et faire l'inventaire du trésor que la nature venait de lui départir. Louis avait alors quinze ans ; il était né àNaples le 6 décembre 1794- Marcello Perrino , directeur du Conservatoire unique de Naples , dans lequel on avait rassemblé les maîtres et les élèves des trois conservatoires anciens, s'aperçut que cette réunion avait été funeste à l'art en détruisant l'é- mulation qui résultait de la rivalité des trois écoles que iNaples possédait avant ses révolutions. Pour la rétablir , i*errino imagina de diviser son armée sonnante et chan- tante en deux corps qu'il faisait manœuvrer tour à tour chaque dimanche , et il leur donna à l'un le nom de la Pietà , à l'autre celui de Santo Onofrio , noms qu'une gloire séculaire avait illustrés, puisqu'ils appartenaient aux deux principaux conservatoires anciens. On pouvait dire encore : « La Pietà s'est distingué le premier diman- « che du mois ; Santo Onofrio l'a surpassé la semaine * dernière. « Louis était basse chantante à la Pietà; un contre-bassiste manquait à l'orchestre de Santo OnoJ'rio, Perrino dit au jeune Lablache : « Vous connaissez par- î« faitement le violoncelle, il vous serait facile de jouer A de la contre-basse. >^ Lablache avait de la répugnance pour cet instrument; cependant il se fit écrire la gamme de la contre basse un vendredi , et le mardi suivant il exécuta sa partie à la répétition avec une exactitude par- faite. Les maîtres s'étaient placés auprès de lui pour s'as- surer si ce n'était pas une illusion , et si les résultats surprenans qui frappaient leur oreille parlaient réelle- ment de l'instrument gouverné par Lablache. Ils admirè- rent ce tour de force -, le directeur récompensa le virtuose par une médaille, et le lit passer à la table des grands, distinction que les élèves afifeclionnent sous plus d'un rapport. Ce travail forcé, cet exercice continuel pendant LITTÉRATURE. 215 trois jours et trois nuits sur un instrument dont le jeu est si fatigant provoquèrent la formation d'un al>cès énorme à la clavicule, dont Louis ne fut délivre que par une opéra tfou chirurgicale. C'est alors que le goût du théâtre vint s'emparer du jeune musicien ; il ne rêvait que cela. Cinq fois il déserta le Conservatoire pour se lancer dans la carrière dramati- que. Il s'engagea pour Salenie à i5 ducats par mois (4o sous par jour) comme contre-bassiste; il reçut un mois d'avance, resta deux jours à Naples et mangea son argent. Cependant, comme il ne voulait pas arriver à Sa- lerne sans effets mobiliers , ou du moins sans avoir l'ap- parence d'un bagage, il emporta sa malle qu'il eut soin de remplir de sable. Deux jours après le vicerecteur du Conservatoire arrive à Salerne avec deux sbires, rencon- tre Lablache et le fait empoigner. Le virtuose était dé- cidé à s'enfuir dans les montagnes , il alléguait des ex- ceptions dilatoires — Monsieur le recteur voudra-t-il bien permettre à son très-humble serviteur d'aller chercher sa malle au dépôt de la messagerie? — Non pas , je me charge de ce soin ; vous n'avez autre chose à faire que de suivre les deux personnes qui doivent vous ramener au Conservatoire : soyez tranquille , je veillerai à tout. — Le vice-recteur court à la messagerie, réclame la malle, mais V imprésario ^ plus diligent encore, était assis sur le corps du délit , prétendant retenir cette malle et s'em- parer de ce qu'elle renfermait, pour s'indenmiser des i5 ducats donnés d'avance, puisque monsieur le vice- recteur , par ses manœuvres peu civiles , s'opposait à l'exécution du contrat. La demande était motivée : on appelle Xapodeslà-^ son greffier apporte caria e calamajoy comme s'il s'agissait de dresser le procès-verbal de la Gazza ladra'y tout est prêt pour faire, avec une atten- tion scrupuleuse, une parfaite exactitude, Tinventairc des meubles , nippes, linge et chaussures du virtuose fugitif. La malle est ouverte; et , comme il n'y avait pas à Sa- 216 REVUE DE PARIS. lerÉPe un descendant du sorcier Alidor, Alidoro gran testonel dont le pouvoir surnaturel vînt d'un coup de ba- guette changer le contenu du haute en poudre d'or, on ouvrit la malle de Lablache , et l'on y trouva ce qu'il y avait vcm. La brebis ëgare'e, je devrais dire le taureau, fut ramene'e au bercail. Louis s'assit de nouveau sur les bancs du Con- servatoire, bancs qu'il trouvait fort durs depuis quelque temps, et sur lesquels il ne pouvait goûter un moment de repos. Lablache écolier était déjà connu dans le monde musical et surtout dans les coulisses; les directeurs de spectacles, les correspondans dramatiques, employaient toute leur diplomatie pour l'engager à la désertion. Des émissaires adroits s'introduisaient sous divers prétextes au Conservatoire, trompaient la surveillance du recteur et du vice-recteur; ces ambassadeurs se succédaient auprès du jeune basso contante , comme les marchandes à la toi- lette chez une jolie brodeuse qui refuse encore d'ajouter les bénéfices d'une autre industrie aux minces produits de son état. Lablache résista pendant un mois à de si pressantes sollicitations : La vertu peut lutter long-temps, Mais eafin sa force s'épuise ; a dit un de nos poètes d'opéra- comique. Ces vers ne sont pas précisément bons ni beaux, mais avec une mélodie en ut mineur^ des accompagne mens bien nourris et le secours des violoncelles qui leur impriment une certaine cadence et suivent leurs contours, ces vers sont écoutés comme tant d'autres, et ressemblent à quelque chose. Lablache résista pendant trente jours et s'échappa pour aller prendre pos- session d'un engagement très-avantageux au Teatro-Nuovo. Mais, dira-t-ou, comment se fait-ii que ce jeune chan. teur, qui avait déjà été ramené de Salerne, et qui con- naissait par expérience le prompt effet des poursuites et LITTÉRATURE. 22f pouvait contenter son ddsir, sa passion pour le théâtre : li ne chercha plus au dehors ce qu'il trouvait chez lui. Renonçant aux désertions, à l'école buissonière, Labla- che continua ses études qu'il termina à Fâge de dix- sept ans. Ce ne fut pas sans peine qu'il obtint alors la licence de sortir des bancs pour s'engager comme bouffe napoli- tain au théâtre de San-Carlino , le plus petit spectacle de Naples. Comme on le fait quelquefois chez M^e Saqui , aux Funambules, on donne à 6"a«-Ca/-/mo deux repré- sentations en vingt-quatre heures : une pendant le jour, l'autre le soir, et l'on fait les répétitions le matin. Labla- che a soutenu ce travail , cette fatigue , sans éprouver au- cune altération de son organe : tousses camarades ont été forces d'abandonner la partie avant lu fin de l'année • plusieurs n'ont pu recouvrer leur voix qu'ils avaient per- due. Maintenant on joue la comédie à San-Carlino ; les acteurs y sont excellcns et les meilleurs de l'Italie. Lablachc n'était que depuis cinq mois à San-Carlino, quand il épousa Teresa Pinotti , fille d'un acteur de ce théâtre, le plus grand comédien qu'ait produit l'Italie. Cette heureuse union influa d'une manière bien puissante sur les destinées musicales de Lablache. C'est à sa femme qu'il doit ce qu'il est devenu ; elle sut le juger, et sa ten- dresse ingénieuse employa tous les moyens pour l'arra- cher aSan--Carlino, théâtre indigne d'un virtuose de son mérite. L'insouciant Lablache y serait reste toute sa vie, chantant le bouffe napolitain, sans songer qu'un poste plus brillant l'attendait. Mme Lablache fit engager, à l'insu de son mari, l'acteur Mililotti, bouffe napolitain , que de grands succès avaient fait chérir du public; elle organisa des cabales pour assurer sa rentrée , et le mettre de nouveau en possession de l'emploi que Lablache tenait. La tendresse conjugale l'aurait portée jusqu'à faire siffler son mari si le succès de Mililotti ne l'avait enfin engagée à chercher ailleurs une plus belle fortune. Lablache n'o- 222 REVUE DE PARIS. sait pas quitter le jargon napolitain pour chanter la lan- eue toscane: sa femme l'y décida, et lui négocia un en- gagement pour la Sicile. Il se rendit à Messine , ou il vou- lut garder encore pendant un an l'emploi de bouffe napo- litain , qu'il aimait beaucoup , et dans lequel il n'avait point de rival. Il débute à Palerme par Sev Marc Antonio, opéra bouffon , et s'y montre avec un grand succès comme basse chantante. Ce triomphe retentit jusqu'à Naples, et les propositions les plus avantageuses lui sont faites pour y retourner et reprendre son ancien emploi-, mais sa fenime, qui devinait ce qu'il devait être un jour, rejeta ces offres, et retint Lablache à Palerme pour y terminer son novi- ciat sous ses yeux. C'est là qu'il connut les ouvrages de Rossini , dont il joua les rôles de basse chantante. On vou- lait le garder à Palerme, bien qu'il y fût depuis cinq ans. Il y serait resté plus long-temps sans la révolution des cavbonari, qui éclata en 1820. Les entrepreneurs des spec- tacles de Palerme étaient de Milaa; ils furent obl.ges de quitter la capitale de la Sicile, où les révolutionnaires avaient brûlé la maison des jeux et tout le matériel du théâtre, qui appartenait à la même administration. Ces entrepreneurs, revenus à Milan , vantèrent Lablache conseillèrent à Y imprésario de l'engager, disant que, s il ne plaisait pas, ils s'obligeaient à pay.r tous les frais de son voyage. ,..,„.« i c ; M Rossi le fait venir à Milan , ou il débute a la Scala par le rôle de Dandini dans Cenerentola. Lablache fait fureur-, sa voix, son exécution, son accent musical sa verve comique, sont généralen.ent applaudis adm-rés; roais on trouve qu'il parle turc et non pas italien : telle est du moins l'expression dont les journalistes se servent pour caractériser son langage, lablache profila de l'aver- tissement, et s'empressa d'apprendre la véritable pronon- ciation italienne, dont il ne se doutait pas. ayant rempli si long-temps les rôles du boulVo napolitain, qui parle le LITTÉRATURE. 223 patois du pays. Le séjour de Palerrae n'avait fait qu'ajou- ter à 4a barbarie de sa diction. C'est le fameux Raffanelli, «font le talent a laissé tant de souvenirs en Italie comme à Paris, qui se cliargea de la nouvelle éducation de La- blaclio, et ce maître n'eut qu'à se louer des progrès ra- pides et de 1 intelligence de son élève. Paitotit où Lablache a joué, son talent a été apprécié; le public a fêté l'acteur , applaudi le chanteur , et donné des marc[ucs d'affection à sa personne -, partout on a voulu le garder. A Milan, il joue pendant six saisons de suite: il y serait encore s'il n'avait eu l'envie de courir l'Europe, et d'étendre ainsi le cercle de sa réputation. Engagé pour Home et ensuite pour Turin, il a joué le rôle d'Uberlo dixns jéi^nese de Paér avec un succès prodigieux. Il regarde son séjour h Vienne comme l'époque la plus brillante et la plus heureuse de sa vie dramatique. 11 a fait connaître Il barbiere di Sù'iglict aux Allemands. Rubini et Mme Mainvielle-Fodor remplissaient les rôles d'Almaviva et de Rosina. Ces mêmes virtuoses figuraient aussi à côté de lui dans // Matrimonio segretto et Agnese. Les rôles d'Assur et de Figaro, d'Uberto et deGeronirao, joués successivement par Lablache avec une immense supério- rité de talent, firent une explosion difficile à décrire, à cause de la diversité des caractères et des passions de ces personnages. Une médaille frappée en l'honneur de Lablache fut publiée à Vienne à cette époque avec cette incription du marquis Gargallo, traducteur d'Horace. Actione Roscio , Joppe cantu , comparandus utrique , Lauro consertû , ambobus major. Vienne xvnixxv. A Vienne , après le congrès de Laybach, Lablache se présente au roi de Naples Ferdinand, qui lui fait l'accueil 224 REVUE DE PARIS. le plus flatteur, le nomme chanteur de sa chapelle, et accorde une pension à Pinotti pour ses services au théâtre sans que Lablache eût fait la demande de cette faveur pour son beau- père II retourne à Naples, qu'il avait quitté depuis dix ans, et passe ainsi du petit théâtre de San-Carlino sur la scène immense de San-Carlo^ tran- sition digne d'être remarquée. Il y débute par le rôle d'Assur dans Semiramide que l'on y jouait pour la pre- mière fois; madame Mainvielle-Fodor, qui représentait la reine de Babylone, chanta admirablement sa partie si brillante et si difficile. Depuis lors Lablache a fait l'ouverture du grand théâtre de Parme par la Zatra^ de Bellini, dans laquelle il joua le rôle d'Orosmano. Vienne, Milan, Naples ont encore admiré sestalens dans différens voyages entrepris pour remplir de nouveaux engagemens. Enûn nous l'avons possédé en i83o; Rossini avait rencontré deux fois Labla- che en Italie, il n'a pu entendre qu'à Paris le chanteur excellent, le merveilleux acteur qui a fait briller de tant d'éclat les rôles que l'auteur de A/osè,de la Gazza la- dra, du Barbiere di Siviglia avait écrits, pour des sujets d'un ordre moins relevé. Lablache a partagé ses exercices dramatiques entre Paris et Londres pendant les années i83o , ib3i et i832; il vient de retourner dans sa patrie. A Naples , il a remis au jour l'ancienne musique en fai. sant reprendre la Serva padrona , la Scii//iara , de Paè- siello , Sociale immaginario , Camilletta , opéra en trois actes et à deux acteurs : c'est madame Uugher, actrice du plus beau talent et cantatrice distinguée, qui jouait le rôle de Camilletta. Le début de Lablache sur le théâtre Italien de Paris devait être une entrée triomphante; on s'attendait que l'illustre basso cantante ^ que tant d'exploits ont signalé - dans l'Europe musicale, qui a tant de fois remporté de brillantes victoires sous la bannièie d'Assur, de Polidoio, de Maomctto , se présenterait dans nos murs le sabre au LITTÉRATURE. 225 poing, entouré de nombreux soldats que sa valeur et sa voix ni(^lodieuse et tonnante domineraient également, et, duce di tanti eroi, qu'il ferait notre conquête parla force comme jadis Mahomet soumit la ville de Corinthe. La- blaclie , dédaignant cet appareil guerrier, ce faste oriental, a troqué le riche turban du chef des Croyans contre la perruque à trois marteaux d'un vecchio buffbnissimo , et c'est sous les dehors simples mais étoffés du marchand Ge- ronimo qu'il s'est offert à nos yeux le 4 novembre i83o , dans une représentation du Malrimonio segretto. En écrivant son admirable chef-d'oeuvre et ses autres opéras bouffons, Cimarosa a donné une partie au bujfo parlante , car il faut bien qu'un père, un tuteur d'opéra se servent du langage adopté pour la scène lyrique. Mais cette partie, presque toujours perdue dans les ensembles, ne brillait guère dans le solo. Il est vrai que le public par- donnait aux acteurs chargés de cet emploi toute la faiblesse de leurs moyens sonores, pourvu que l'esprit et la verve de leur talent de comédie vinsent y suppléer. Lablache possède ce talent au suprême degré, et sa voix magnifi- xjue met au jour les beautés de la mélodie que les instru- jnens seuls avaient pu nous faire apprécier ; elle donne un accent, une vie , un intérêt toul-à-fait nouveau à la déclamation qui trotte ou galope sous les dessins har- monieux du chant instrumenlal. Sans avoir entendu La- blache , on ne peut se faire une idée du parti que cet ha^ bile musicien tire d'un rôle de cette espèce. On admire tour à tour le son plein , vibrant et suave de sa voix; la franchise de son exécution , et l'éclat de ses traits de basse qui sdionnent l'ensemble vocal et ne se confondent point avec les traits des iiistrumens graves qui les doublent. Par des nuances imperceptibles, il sait passer du dialo- gue parlé au récitatif, au chant mesuré qu'il abamlonnera pour parler encore , et ressaisir son motif musical. Garcia, Pellegrini et d'autres chanteurs possédaient aussi cette faculté; mais ce que je n'avais pas encore entendu jus<- TOME III. ao 226 REVUE DE PARIS, qu'à ce jour, c'est une manière de monter d'une octave ou d'une quinte sans suivre la marche diatonique ou chro- matique, et que je ne puij comparer qu'à la corde de piano ou de violon dont on élève le son en tournant la cheville. Quoique Lablache procède par degrés insensi- bles, il s'arrête juste sur la note qui doit lui servir de conclusion et de point d'appui. Ces gammes en quart oa huitièmes de ton, placées à propos, dans les a parte du grand duo du Matrimonio^ Quai lu'sparmïo del bel oro , produisent Tiffet le plus piquant. La voix de Lablache n'a que l'étendue ordinaire des Toix de basse , de sol à m:. Si Ion excepte les deux notes extrêmes, cette voix sonne également sur tous les points, tinte comme une cloche ; elle est mordante par la force de ses vibrations et non par la contraction du gosier. Le son s'échappe de la poitrine aussi librement que d'un tuyau d'oriiue de huit pieds. Beaucoup de nos lecteurs se souviennent de la belle voix de Chéron ; le charme déli- cieux de cette voix égalait sa puissance. Cette voix , gou- vernée avec auUint d'art et d'adresse qu'il en fallait eu 1790, puisque les basses n'avaient pas encore appris à voltiger sur les traces des dessus et des ténors, s'unissait admirablcmentaucontraltinode Garât, au-dessus brillant de Mine Barbicr-Valbonne. Lorsque Chéron avait déployé toute la suavité de son organe enchanteur, et qu'un verre d'eau sucrée venait de rafraîchir son gosier, ce chanteur soufflait dans le vase vide, et le cristal fragile volait en éclats. La voix de Lablache a toute la rondeur, le charme de celle de Chéron; mais je crois que si l'Hercule italien poussait son ré dans un salon avec toute la force qu'il peut lui donner, les vitres , brisées par un choc aussi vio- lent, s'échapperaient par la tangente. Ces phénomènes vocaux se montrent de temps en temps sur l'horizon musical. Une justesse exquise, une attaque vive et ferme , un accent musical parfait, an aplomb imperturbable, l'u- LITTÉRATURE. 227 nion du talent de chanteur à celui de comëdien , qui faij à chaque instant ressortir la musique en lui donnant l'in- tention, le caractère, la couleur que la scène réclame, et sert à prêter au dialogue chanté le son de la conversation familière : tels sont les autres avantages de Lablache. Son exécution est si spirituelle et satisfait si pleinement l'oreille, sa pantomime, ses boutades comiques remplissent si bien les instans de silence que sa voix abandonne aux ritournelles, que l'on est tout surpris d'avoir écouté un air de basse parlante, privé de tous les ornements et les pres- tiges du chant avec autant d'intérêt qu'une cavatine pathé- tique, légère et brillante , exécutée par la cantatrice ou le ténor le plus renommé. Le triomphe de Lablache est dans l'opéra bouffon; mais cette immense supériorité dans le genre comique ne l'empêche pas d'être admirable, sublime, quand il joue la grande scène d'Assur de Setniramide. Sa taille haute et majestueuse, sa belle figure, expressive, noble, imposante, ont donné au père de Desdemona une importance drama- tique dont on ne se doutait point avant que Lablache eût accepté ce rôle secondaire. La superbe scène de la m ilédiction, celle où Desdemona , foudroyée par les me- naces d'Elmiro, laisse échapper ce cri de désespoir : Se il padre m'abbandona ! n'ont jamais produit plus d'effet que quand M™e Malibran a été secondée par ce virtuose. Le rôle de Maometto, dans l'opéra de ce nom , l'a placé au premier rang des acteurs tragiques; le lot est magnifique sans doute, et pourtant Lablache peut s'en passer; il ne paraît dans la tragédie que pour se divertir un mo- ment ou rendre un service à ses directeurs. Quand on l'a vu jouer les rôles deCampanone dans la Prova , de Gero- nimo dan$;/7 Matrimonio segretto, de l'^/o, de Dandini et de Maguifîco dans Cenerentola , du Podestà dans la Gazza , de Leporello dans Don Giovanni , et même celui de Figaro dans il Barbiere , on éprouve un plaisir si com- plet , d'une continuité délicieuse , c|ue Ton consentirait 228 REVUE DE PARIS, volontiers à ne pas retrouver Lablache dans la tragédie. Cet acteur , ce chanteur, re'unit au suprême degré toutes les qualités que l'on peut imaginer pour un bouffe. C'est le modèle , le chef-d'œuvre du genre ; et qui n'a pas en- tendu et vu jouer Lablachene peut connaître jusqu'à quel point de perfection peut s'élever la comédie chantée et même la farce italienne. Castil-Blazs. •*« V»»»»*^^^^^IWV* LES BLEUETS. !-S-*H J'ai revu des bleuets. J'ai gravi le coteau et pénétré dans le champ pour en cueillir, comme les enfans qui étaient avec moi. Ainsi faisais-je voici déjà... Ne comptons pas les années! Elles ont fui pour n»- point revenir ; elles ont fui;, comme le torrent qui tombe de la montagne, comme la lave que le volcan épanche , en laissant derrière soi des traces profondes de leur passage. Elles ont marqué leurs ravages sur mon front et dans mon cœur. Ne les comptons pas! En ce temps-là , dès que la saison des grandes prome- nades était venue, j'allais guettant, dans la plaine, les bleuets épars entre les épis qui commençaient à jaunir. Au milieu des gerbes nourricières , la fleur parasite faisait seule mon envie. Car les enfans sont déjà des hommes : eux aussi préfèrent aux vrais biens les riens brillans. Mais pour saisir la simple fleur, m'élançais-je indiscrè- tement à travers les guérets , la voix sévère de mes men- tors m'arrêtait aussitôt. C'était le patrimoine de l'étranger que je foulais!... J'apprenais ainsi, non sansétonnement, que Dieu n'a pas tout mis en commun sur cette terre, qu'il y a des propriétés parmi les hommes , et qu'il y a des lois. Pourtant, je n'achevais pas ma course sans me glo- rifier d'une riche moisson. J'étendais ma main sur la li- sière des champs, et le bouquet, ainsi emporté, faisait ma joie. C^était déjà une conquête. Peut-être était-ce là ao. 230 REVUE DE PARIS. ce qui me charmait , autant et plus que le bleu éclatant de ces fleurs et leur léger parfum. Mais non ! Il y avait un charme plus grand : j'allais partager mes trésors, les partager avec Emma , la douce Emma aux yeux brûlans, à la chevelure bouclée , au tendre sourire. Emma et moi habitions le même manoir ; Emma , plus jeune que moi, comptait cinq printemps. Joli bleuet , tu nous rappelles tous les plaisirs de notre premier âge! L'enfant te voit et bondit; la jeune 611e, ou l'heureuse mère , redeviennent enfans pour te récolter et tresser des couronnes. Quel est donc l'attrait de cette humble fleur des champs dont le tissu est si simple, la corolle si légère , le parfum si rare, la couleur... Ah! sa couleur est belle. C'est l'azur des cieux du midi qui s'y re- flète, et il y a dans l'azur un indéfinissable mystère. L'azUr se montre dans tout ce qui plaît à l'ame, au cœur, à l'imagination de l'homme. L'azur pare le firmament, il colore la vaste mer, il teint les fleurs, il brille dans l'œil des femmes. Emma était la compagne de mes jeux, la compagne pré- férée. J'avais de petits compagnons, comme moi forts et bruyans; ils partageaient tous mes jeunes exploits, et, sou- vent, c'étaient eux, je m'en souviens, qui m'< béissaient. D'où vient que je quittais leur troupe alerte et docile pour courir à la timide et fière Emma , Emma qui ne sa- vait pas comme nous grimper au chêne ou franchir le fossé , mais qui savait dicter des lois ? Pourquoi m'éuit-il plus doux de lui obéir que de commander à tous les autres ? Pourquoi rendais-je des combats, quelquefois inégaux, afin de défendre mes bleuets contre tous ? Et, qu'Emma parût, je courais les verser, comme un tribut obligé, comme une religieuse olTrande, dans le tablier noir que ses jolis bras nus tendaient vers moi ! Je croyais m'enrichir de ce que je lui donnais; )e plaçais de l'orgueil dans ma sujétion, et , lorsque je sacrifiais mes goûts à ses goûts , ma volonté h sa volonté, j'étais heureux. LITTÉRATURE. 23t Quand mes cheveux seront blanchis , quand mon cœur éteint ne sera plus que cendres et ruines , je me rappel- lerai encore toutes ces émotions, sur lesquelles cependant ' tant d'autres émotions ont passé. Revenais-je, les mains vides, des champs, la bouderie d'Emma me faisait sentir tout ce qu'il y a de chagrins dans la pauvreté. La moisson était-elle abondante , Emma fixait sur moi ses. grands yeux , sa bouche s'embellissait d'un long sourire... Sourire des femmes qui agites tant la vie , tu étais tout entier , avec tes enivremens et ta magie , sur ses lèvres enfantines. C'était comme une autre fleur, qui déjà char- mait , à peine éclose. Ma bouche se hâtait de la cueillir. Je pressais sur mon cœur Emma qui ne songeait pas à se défendre. Son baiser payait mon présent , et je ne sais quelle joie, quelle chaleur, douce comme le lait nouveau, courait à mon cœur. Quelquefois Emma disait négligem- ment : C'est assez! et je ne cédais pas. Plus lard, je cédais; alors même je fuyais le regard maternel. Pourquoi? Pour- quoi, lorsque je pouvais entraîner Emma loin dans le jar- din, auprès du bassin antique, là où quelques framboisiers épars offraient un suffisant abri à nos naïves amours? Étranges mystères des premiers troubles de mon cœur , comment , si jeune , trouvais-je tant de délices dans les innocentes caresses d'Emma? Puis , il fallait nous quit- ter; loin d'elle, je pensais à elle encore. Le jour, son ab- sence m'apprenait à mesurer la marche des heures; le soir sa douce image ne se perdait dans les ombres de mon sommeil tardif que pour briller , avec le premier rayon du matin, à mon réveil. Presque toujours c'était avec les fleurs que j'avais cueil- lies qu'Emma tressait ses colliers, ses ceintures, ses cou- ronnes. Et alors, comme je me savais gré de l'avoir faite si belle 1 Parfois cependant , elle acceptait de nos autres compagnons un bou({uet, ou préférait l'un d'eux à moi pour lui demander d'en cueillir. Oh! souvenir des pre- mières larmes cruelles que j'aie versées. Quoi! déjà la 232 REVUE DE PARIS. jaloDsie avait pénétré dans mon sein; déjà fertnentaient en moi ces poisons, les plus amers que Dieu ait faits pour désoler l'ame de l'homme , ces poisons qui corrompent et dévorent Déjà aussi elle savait regarder mes tourmens d'un oeil tranquille, en jouir peut-être, comme si elle avait eu vingt ans ! Telles sont les femmes. Vous les voyez le front serein, le sourire, leur doux et terrible sourire sur les lèvres ; et en ce moment, soit coquetterie, ca- price, indifférence, distraction, elles vous brisent le cœur. Un jour, un enfant était venu de Paris ; il s'était saisi du bras d'Emma ; je crus voir leurs mains entrelacées , je courus à lui. Je l'aurais , si Dieu eût égalé ma force à ma furie, réduit en poussière. Elle est ma femme , m'écriai-je en lui enlevant sa conquête. On rit alors. Riez î plus tard la force viendra : la jalousie sera passion, désespoir, sang peut-être. On me dit , on me répéta qu'Emma pouvait être à lui, à moi jamais. Je n'étais pas assez pour elle. Non, l'éclair qu'on voit fendre la nue, déchirer le voile des ténèbres du ciel , et embraser le firmament tout entier de sa rapide lumière , ne verse pas de plus soudaines et de plus vives clartés que ce mot cruel , ce mot magique. 11 entr'ouvrit, il montra à mes regards, jusque dans leurs plus profond» abîmes , et le monde et la destinée. La destinée ! je com- pris, je mesurai sa puissance tout entière; et ce fut pour lui sourire. Je regardai mon rival avec mépris, Emma avec amour , avec bonheur. Elle était à moi ; car il ne s'agissait plus que de la conquérir. Le lendemain nous courions les champs ensemble; je tressai moi-même ses bleuets en couronne ; puis, «Emma^ lui dis-je , prends ! j'en promets à ton front quelque jour une plus belle. »> C'était le temps où grondait le foudre de nos grande» guerres. Tous les matins , m'échappant , je courais à la l>ortc de la mairie du village, pour lire le feuilleton du LITTÉRATURE. 233 •dernier combat. Montd sur le banc de pierre, je dévorais l'affiche glorieuse. Mon cœur bondissait de tous ces grands coups ; et quand j'avais lu les merveilles de nos armes , je revenais en criant : « Emma ! Emma! n Emma , vous aviez enseigne l'amour à mon enfance. L'amour m'enseignait l'ambition , m'enseignait la gloire. Emma, votre jeune main tenait renfermés tous les se- crets, tous les rêves , hélas! et tous les mensonges de ma vie. Un temps vint qu'Emma fut enlevée à ma tendresse. Adieu les fleurs et les plaisirs des champs ; adieu les pro- menades vers les grands framboisiers du jardin ! Ma main découragée ne soulevait même plus ces livres tant aimés qui partageaient avec Emma l'emploi de mes heures; ces livres que le père d'Emma m'avait donnés. Dans le même temps , mon ambition avait trouvé un compétiteur heureux ; le héros des campagnes d'Italie s'était saisi de la couronne de Charlemagne , cette couronne qui me pa- raissait le prix naturel d'Emma. Trois mois d'un morne désespoir , d'une fièvre lente , me conduisirent, de degrés en degrés sur la première marche du tombeau. Dieu voulut que la porte du champ de repos se fermât devant moi. Ce fut aux soins d'un vieux disciple de Ga- lien venu exprès de Paris qu'on fit honneur de ce mira- cle. On avait raison. Cet homme parla de mon rival cou- ronné, de sa dynastie sans droit et sans avenir, de sa monarchie héréditaire qui alors n'avait point d'héritier, de sa grandeur gigantesque, violente, fragile. Comme le lis , qu'une froide nuit a courbé vers la terre, relève sa tête aux rayons du jour, je repris soudain à la vie... Que mes concitoyens me pardonnent ! depuis lors , la saison des vœux ardens de l'amour et de son audace infinie a fui loin de moi ! Que les fils des rois se rassurent ! Depuis lors on a su le prix d'une couronne! Naguère, un hasard m'avait ramené aux lieux témoins de mon enfance. Dans un cercle animé, une femme frappa ^34 REVUE DE PARIS, mes regards. Son œil plein de feu et son doux sourire brillaient sous une couronne de fleurs des champs. Telle serait Emma , me dis-je. J'interrogeai ce qui m'entou- rait : un nom inconnu me fut jeté. — Puis encore? — Emma, me répondit-on Elle avait oublié les sermens de notre premier âge, l'aîné de ses fils aurait pu compter dix ans. De mon côté... Ohl je ne dirai pas mon histoire. L'ar- bre battu long-temps par les orages élève encore au ciel un front altier; il ne raconte pas si la foudre descendit souvent sur ses rameaux. Mais , que fais-je ! les heures ont passé ; le soleil des- cend sous l'horizon. Il est temps de rentrer au château. Ma fille, si tu savais combien m'attriste ta folle joie quand tu cours ainsi avec Arthur à travers les guérets ! Ne fixe pas sur lui ce regard étincelant tandis qu'd noue à ta ceinture les bleuets cueillis par vous deux; ne saisis pas sa main avec ces transports. 0 mon enlant, mon enfant , puissent ceux qui viendront après Arthur ne pas me ven- ger sur toi de quelques-unes de celles qui vinrent aprè.s ^rama ! N. A. DB Saivahbi. V V\'VV«/WVVWVt'WVt/W«/»/VVVV%t/%> W«/«.t/VVVM/t% «A/WWVVWVWV\% 4^i»dll9l, — Le mouvement littéraire de celte semaine n'a rien apporté de bien remarquable, ou, pour mieux dire, la littérature est restée dans une sorte de stagnation qui «explique par la situation politique du pays. — L'Académie française tiendra, mardi 19 juin, la scance publique consacrée à la réception de M. Jay. M. Arnault répondra au récipiendaire. L'Académie doit soccuper mimédiatemcnt après du remplacement de M. Cuvier.les chances de M. de Salvandy deviennent de plus en plus certaines. On doute du moins que M. Dupin soit élu au premier tour de scrutin. — L'Académie royale de Musique annonce la Tentation pour cette semaine, sans remise. Bobert-le- Diable en français a obtenu le même succès à Londres qu'à Paris. —La Tout' de Nesle a décidément la vogue à la Porte- Saint-Marlin. — SIR j. MACKINTOSH. — L'Angleterre a perdu Mackin- tosh et Bentham, deux de ses grandes illustrations mo- dernes. Ce n'est pas en quelques lignes qu'il serait pos- sible d'apprécier ces deux hommes supérieurs. . Il est vrai de dire de sir James Mackintosh qu'avocat disert , publicistc rationnel, jurisconsulte instruit , orateur sage,' il n'a pas tenu cependant ce que fai>ait espérer sa haute 236 REVUE DE PARIS, réputation. Nous l'attendions à cette histoire d'Angle- terre , si long-temps annoncée, et qui s'est réduite à un précis incomplet. Heureusement un publiciste, un orateur, un homme d'état, en France, a entrepris cette histoire , et les deux volumes que nous en connaissons peuvent nous consoler déjà. De l'aveu des Anglais eux-mêmes , c'est M. Guizot qui a tenu, en histoire , la promesse de sir Ja- mes Mackintosh. Sir James était âgé de soixante-sept ans. Nous aurons occasion d'analyser son talent et ses travaux. — DISSECTION DE JEREMT BENTHAM. — Ce noni résumcra tout un système de législation. Nous voudrions être un moment M. Félix Bodin pour pouvoir parler dignement de ce philosophe. Bentham a voulu être disséqué après sa mort dans l'intérêt des progrès de la science anaLomique. Sa détermination était si bien arrêtée sur ce point, qu'il avait pris ses précautions auprès de ses légataires pour qu'elle fût exactement accomplie. Le corps de Bentham a donc été apporté sur la table de dissection du docteur Southwood Smith , qui, avant dy plonger le scalpel, a prononcé une dernière oraison funèbre de l'illustre dé- funt. Tous les assistans se sont découverts devant ces dé- pouilles mortelles, et jamais démonstration anatomique n'avait été écoutée avec tant d'émotion, —LA COUR d'Egypte et les plusirs du pacha.— A deux ou trois milles du Caire , au bout d'une avenue de sycc mores, est Shubra, résidence favorite du pacha d'Egypte, Le palais, sur les bords du Nil, n'est nullement remais quable par son architecture; mais les jardins, vastes et beaux, sont ornés par un kiosque qui est une des plus élégantes et des plus originales construction-^ que j'aio vues. Vous apercevez tout à coup devant vous, au sortir d'un bosquet parfumé d'orangers, de grandes portes bi iU lantes au-dessus d'un magnifique escalier. Vous montez . ALBUM. 237 «l vous trouvez en entrant une colonnade quadranguîaire de marbre b!anc , qui entoure un petit lac où se balan* cent trois ou quatre jolies barques attachées au rivage avec des cordes de soie. La colonnade se termine par une balustrade où sont sculptés en relief des groupes de pois- sons de toute espèce. A chaque angle s'élève une petite terrasse gardée par des crocodiles d'une taille colossale ; puis au-delà de la colonnade sont des cabinets où vous pénétrez en soulevant des rideaux d'étoffe écarlate, cou- leur qui contraste avec le marbre éblouissant de blan- cheur dont est construit le kiosque. Un des plaisirs du pacha est de promener lui-même quelques-unes de ses Circassiennes favorites dans une de ces barques , et de faire faire naufrage à sa précieuse cargaison au beau milieu du lac. Sa Hautesse , portant d'habitude un caftan de calicot et un juba ou robe d'étoffe grossière, ne re- doute guère les inconvéniens d'un plongeon, et rien ne l'amuse comme le spectacle des belles Circassiennes pous- sant des cris de terreur, se débattant dans l'eau , éche- veléeset tendant les bras aux eunuques noirs , qui se jet- tent à la nage pour les repécher du haut de la balustrade ou de l'escalier de marbre. Toute la splemleur des Mille et une Nuits est réalisée à la cour d'Egypte. Il n'est peut-être pas au monde un corps de troupes plus pittoresque que la garde des eunu- ques nubiens, à la peau noire et lustrée, vêtus d'éloffe écarlate et or, montés sur des coursiers blanc de neige , et brandissant leurs cimeterres de Damas. Les nombreux habitans du harem , la foule des fonctionnaires civils et des ofilciers de terre et de mer avec leurs uniformes brodés , les pages , les porte-pipes et autres serviteurs , en riche costume ; la musique militaire, pour laquelle Méhémet-Ali est passionné; les chevaux arabes , les dro- madaires bien dressés , etc. , tout rappelle autour du pa- cha d'Egypte l'âge d'or de Bagdad et de son romanesque calife. TOME m. ai 238 REVL'E DE PARIS. Mais nulle part cette cour magnifique ne paraît avec autant d'avantages qu'au délicieux palais d'été, situé au milieu des jardins de Shubra. Pendant les fêtes du baïram le pacha reçoit généralement ses officiers dans ce séjour enchanté. La colonnade est illuminée, des groupes nom- breux de courtisans ou d'étrangers circulent autour du lac, se reposent sur de petits tapis de Perse, fumant leurs longues pipes ornées ; ou révent , appuyés sur la ba- lustrade, laissant flotter au gré de l'air les riches replis de leurs châles, et jetant leur ombre sur les eaux éclai- rées par la lune ou par l'illumination. De tous côtés s'é- lèvent des sons pleins de mélodie; et si une brise vient à souffler, elle répand au loin les plus doux parfums. Mesrou. — bonne foi américaine. — On lit Va^fls suivant dans le Journal de Sauanah: — v. Je soussigné, John He- wett, avertis charitablement toutes les personnes de ma connaissance et autres , qu'à compter de ce jour je ne paierai plus une seule des dettes que je contracterai. n Signé J. HETVErr. « TA T-IL UN SEXE DANS LE STYLE ? — Il CSt dcS chtiqUCS qui se permettent quelquefois , à propos des femmes , des allusions bien peu galantes. Dans une dissertation sur les dames de lettres grecques, \a. Revue d'Edimbourg rap- pelle une tradition rabbinique qui prétend que l'homme fut créé d'abord avec une queue comme le singe; mais que cet appendice superflu fut détaché de l'homme et con- verti en femme lorsque le Créateur voidut perfectionner son ouvrage; de là , disent les commentateurs de la Lé- gende, vient la nature inférieure du beau sexe. La Revue refuse cependant d'asseoir aucune théorie psycologique sur une pareille buse. Elle remarque seulement que de toutes les différences inlellectueUes , déjà frappantes lorsqu'on compare les individus, plus remarquables en- ALBUM, 239 core quand on considère les masses , il nVn est aucune qui soit plus saillante que la différence entre la tournure d'esprit des deux sexes; d'où il s'ensuit que chez l'homme et la femme de lettres, Cexpression doit diffe'rer comme la pensée et le goût. Ainsi la poésie, l'iiistoire, la philosophie, auraient leur masculin et leur féminin aussi bien que la grammaire , il serait très-facile de déterminer le sexe du style. Nous connaissons pourtant certains styles du genre neutre qui pourraient bien embarrasser le critique d'Ér cosse. Quoi qu'il en soit, voici comment il fait la part de chacun : Au style féminin , la grâce , et une abon- dance facile de pensées , rarement variée par des pauses ou de brusques transitions, et bien différente de la cohé- rance raboteuse et logique qui est manifeste dans les rai- sonnemens des hommes. L'esprit femme aime à caresser une idée ; l'imagination femme aime à voltiger autour d'un sujet plutôt qu'à s'élancer d'un point à un autre par une suited élans vigoureux. L'imagination femme est souvent pleined'éclat; mais cet éclat ressemble plutôt à la splen- deur d'une aurore boréale qu'aux rayons brillans du so- leil , qu'aux éclairs de la foudre. Les femmes sont pres- que toujours éloquentes; mais leur éloquence est plutôt celle du sentiment que de la passion ; leur style cultivé a plus de finesse que de force; leur raisonnement est élé- gant, mais non original , et les fleurs de leur rhétorique, comme celles dont elles parent leur -personne, ont plus d'apparence que de solidité. Il n'y a en elles rien de Dé- mosthènes, et il est douteux qu'une femme, sût elle le grec, pût sentir la beauté de l'orateur athénien. Le cri- tique conclut en renvoyant les femmes à la poésie et aux romans; mais , chose bizarre , la même livraison de la Kk- VDE contient un article sur une femme qui vient de pu- blier un coursd'astronomie fort remarquable, et que nous révélons au;monde]savant : elle s'appelle M" Somerville. — lEs MÉLANCOLIQUES, par Joscph Bard , avec cette épi- 240 REVUE DE PARIS, graphe : La mélancolie est la perfection de P homme. — J'étais justement dans un accès de tristesse : avec quel empressement je me suis emparé de ce nouveau volume, sans me défier de sa jolie couverture rose ni de sa vi- gnette représentant la mort avec un chapeau à plumes et pinçant de la mandoline. Cependant avant délire les vers, j'ai voulu faire connaissance avec le poète dans la prose de sa préface , et dès les premières pages j'ai connu que c'était un vrai poète, un vrai troubadour, un de cesêtres qui ont pieusement conservé d'âge en âge jusqu'en i832 un sistre d'or, un citole, une lyre, un théorbe et autres in- strumens qui, sans eux, seraient devenus tout-à-fait fabu- leux pour les musiciens modernes. L'organisation de M. Joseph Bard est encore une espèce de phénomène dans notre siècle prosaïque, où l'anatomie a tout désenchanté. Parlons d'abord de son cœur, dont il parle beaucoup. Vo- tre cœur , à vous comme à moi, est, selon la définition de Bichat ou de Chaussier , « un organe conoide , creux et rausculeux, renfermé dans le péricarde et placé dans la partie gauche de la poitrine , etc. p Aussi n'avons-nous , ni moi ni vous , un sistre d^or pour nous accompagner quand nous faisons des vers. M. Joseph Rard , qui a un sistre d'or, a aussi dans son péricarde un ange tutélaire, qu'on appelle cœur sur ces bords. ( Vers sur le senti- ment, à M. A. Soumet.) Cet ange s'interpose partout, dit- il, pour^ placer un sentiment ; c'est lui qui souffle par' tout C amour et le mystère. Heureux poêle qui ne craint pas de mourir d'un anévrisme! M. J. Rard nous apprend qu'avec son sistre d'or et son ange pour cœur, il a reçu du ciel une ame d'une espèce particulière. » Le ciel rae }t donna, dit-il, une de ces âmes qui fondent au regard d'une » vierge étincelante de beauté, comme la cire devant le » soleil. )> M. Jos. Rard nous révèle ensuite le mécanisme de sa poésie. « Après avoir long-temps cherché une pen- » sée qui comprît la sienne '», et qu'il a trouvée , j'aime à le croire , « j'ai acquis , dit-il , le droit de pleurer de ces ALBUM. 24i n pleurs qui , en tombant sur un lufh , en tirent un son 1) harmonieux, comme ce murmure qu'on entend dans le » calice des fleurs quand il reçoit les gouttes de la rosée • matinale! i» Je ne doute pas que ce murmure ne soit en effet très-harmonieux ; mais je ne l'ai jamais entendu , n'e'tant pas doué de cette finesse d'ouïe d'un des compa- gnons de Fortunatus qui entendait pousser les plantes. M. J. Bard se croit obligé d'ajouter qu'il est romantique, « Maintenant on me demandera un mot sur mon école ; ti eh bien! je suis romantique! Je le crois, je le ds , je i> récris. )» J'aurais voulu que M. J. Bard nous dît si tous les romantiques sont comme lui, ou si, seul parmi les ro- mantiques , il a un sistre d'or , un ange au lieu de cœur , une amc qui se fond comme la cire, et le droit de pleurer des pleurs sur un lulh pour en tirer des sons harmonieux? Mais M. J. Bard se contente de définir l'organisation poétique de quelques-uns de ses émules, dotit il parle, du reste avec une modestie très honorable. Nous savons comment M. J. Bard fait ses vers en pleurant des pleurs; il nous apprend que M. de Lamartine écrit les siens ai>€C une plume détachée de Italie d'un séraphin, trempée dam la manne du Carmel et dans la rosée du Thabor! Voilà une plumequi est certes supérieure à celles de Brama et de Perry, brevetés de S. M. le roi d'Angleterre! Heureux M. de Lamartine ! M. J, Bard nous le peint ensuite na- geant dans la poésie biblique comme une abeille dans les parfums^ habitant un monde incroyable^ où tout ce qui vient de la terre se résout en essences , où le cœur s'évanouit en soupirs, où tout est impalpable ^ immense^ infini , scintillant d'âmes et flamboyant d'éternité. Cet homme qui vous plonge dans le cataclysme des idéali- tés , cet homme , c^est le coeur. Cœur est ici synonyme d'ange , sans doute. M. Joseph Bard nous révèle aussi la nature de M. Victor Hugo. C'est , dit-il , le torrent du co- loris, la trombe des commotions; il voleani se la strophe, il calcine tattention , il la broie comme un milan broit ai. 242 REVUE DE PARIS. 1^ oiseau-mouche dans ses serres : sa période est d^airain; on croirait quHL frappe le t^ers comme on frappe une médaille rue Guénégaud; qu il mâche tout l art comme ces nababs de V Inde qui mâchent le bétel et Carack sur des sophas de sanial. » Je ne citerai pas la tirade sur Ros- sini, troisièaie idéjlilé romantique de M. Joseph Bard ; Bossini qui fait entrer par les sens ce que les autres font entrer par la tête. Cest le dix- neuvième siècle fait note. 11 est temps de faire connaître les op. nions politi- ques de M. J. Bard ; il nous dit qu'il appartient à la Jeune France; mais, selon lui , la jeune France veut la lé- gitimité avec la liberté! — M. J. Bard se proclam© aussi catholique. Le catholicisme est, selon lui, le port de s âmes. 11 est venu y chercher une ancre sacrée pour amarrer sa gondole à l'abri des orages. iVous apprenons ainsi que le poète au sistre d'or navigue dans une gondole. En&n pour avoir l'homme complet , il ne laisse pas ignorer qu'il est un propriétaire terrier qui cultive les lettres , et non pas un homme de lettres propriétaire. Je ne vois pas trop la différence; mais si M. J. Bard paie ses impositions en bon citoyen, comme je le suppose , le percepteur de sa com- mune n'a rien à dire. Après avoir fait la connaissance d'un poète aussi heu- reusement organisé , je devais être curieux de passer de sa préface à ses vers. £h bien.' tous ces grands mots, qui ressemblent assez à du galimatias dans la prose de M. J. Bard , ne résonnent pas mal dans ses vers. Je le dis avec plaisir, si sa période n'est pas d'airain, elle est quel- quefois assez ronflante; s'il ne calcine pas l'attention, il la fascine quelquefois par Tagencement harmonieux des mots. S'il ne mâche pas tout l'art . il digère assez heureu- sement quelques images et même quelques idées. Il y a, certes , chez lui abus de métaphores : mais il en est d'in- génieuses dans le nombre. Seulement M. Joseph Bard abuse du privilège de son sistre d'or pour prodiguer les riches- ses matérielles à la nature qui n'en a pas besoin. Ainsi ii ALBUM. 243 donne au soleil un char de topaze (pièce xiv), c'est bien; mais dans ]a pièce xvii il donne à l'astre lui-même une tête de topaze : voilà du luxe et peu de varietd. Le soleil de M. J. Bjrd a aussi une tente d^or : c'est un soleil bien classique, bien perruque, comme dit l'école, je l'en avertis, malgré sa tête de topaze. M, J. Bard , qui adresse des vers au Pape, à M. de Bonald , à M. de Portalis, etc., en adresse aussi au Peuple, qu'il reconnaît comme une puissance; mais quoiqu'il prétende aimer ses mains cal- leuses, il me semble qu'il lui parle un trop beau langage pour en être compris. Le peuple, tout roi qu'il est, aime mieux le violon que la lyre, quoique M. J. Bard la fasse rimer avec l'amour du pays m'inspire. En dernière ana- lyse , si M. J. Bard s'était donné dans sa préface pour un homme comme un autre ^ ses vers ne me paraîtraient pas plus mauvais que d'autres ; mais on est désappointé de trouver qu'un troubadour avec un sistre d'or, avec un ange pour cœur , avec une ame fondante , et ayant le droit de pleurer des pleurs , sur un luth, n'est, tout compris, qu'un poète du second ordre. M. J. Bard an- nonce un poème semi-héroïque et un poème élé^iaque. Je m'engage à les lire avec le même dévouement; mais si ce sont encore des mélancoliques , je le supplie de ne pas me mettre en gaieté par une préface emphatique. E. — FORCES DE l'armée a>glaise EN i832. — Troupcs de ligne, 51,571 hommes; artillerie, 4,589; artillerie de marine, 4i3'i4i oificiers de milice, 2,627; volontaires 20.399; ycomanry d'Irlande, 3 1,422 ; soldats de police en Irlande, 7,367. — Total : 122,869 hommes. LES DOTJZE journées DE LA RÉVOLCTION. Si nOUS n'avions déjà cité la semaine dernière des vers de M. Bar- thélémy, nous pourrions emprunter au même poète un extrait de sa Cinquième Journée^ qui vient de paraître. Cette nouvelle livraison de ce beau poème révolutionnaire 244 REVUE DE PARIS, est supérieure aux quatre précédentes. Nous en reparle- rons. Une belle gravure ajoute du prix à cette publica- tion, qui place M. Perrotin parmi nos meilleurs éditeurs. — LES SOIRÉES DE BRiENZ , 4 vol. in-i2, chez Audin , libraire éditeur. — C'est une nouvelle collection de contes traduits de l'allemand par M. Suckau; le nom de Zchokks les recommande aux lecteurs. Ce nom jouit d'une popu- larité méritée. Nous avons lu avec un égal plaisir toutet^ les nouvelles variées de ces quatre volumes. — LE SECRET DU ROI , par M. Power, traduit par M. De- fauconpret, 2 vol. in 8°, chez Eug. Renduel. — Ce roman a eu du succès en Angleterre. L'auteur est un artiste de Covent-Garden : la traduction est facile et Gdele. Le grand mérite de M. Defauconpret est, en général, de ne pas traduire d'ouvrages médiocres et de les traduire bien. Le Secret du Boi doit avoir le même succès à Paris qu'à Lon- dres : c'est un roman historique. ' «'^^^'«'*'VWvV«VV'VWW««'«,-«,V«\'VV»VV««WVM>./t/V«VW» 60ut)mtr0 î>f l'JnïJf. %i"- BOMBAY. Ce fat de très-bonne heure, le matin ii août 1812. que le f^olage , notre vaisseau , découvrit la cAte d'Asie. Au même instant, nous aperçûmes entre le rivage et nous une seule voile aussi blanche que la neige, d'une forme tout-à-fait inusitée pour nous, et se gonflant au dernier soutne de la brise de terre, qui nous avait vivement pous- sés pendant la nuit. Bientât nous observâmes que cette barque, dont la proue se dirigeait au nord, était, jusqu'à mi-hauteur du mât, chargée de fruits et de végétaux» de noix de coco», de yams , de plantains, etc., etc., évi- demment destinés au marché de Bombay. La mer était unie comme la surface d'un lac, de sorte que nous accos- tâmes la barque bord à bord , et la hélâmes pour lui de- mander à quelle distance nous étions de notre destination» Aucun des ofliciers du Volage ne savait un mot d'hindout 246 RE^TE DE PARIS, tani; et je me souviens de notre humiliation lorsqu'un pauvre marmiton, un des aides de cuisine, appartenant à la suite du gouverneur, fut traîne sur le pont avec son tablier gras et son sale bonnet officiel, pour servir d'in- terprète. Il s'en tira assez niai; car quoique le gâte-sauce eût fait dix ou douze fois le voyage de l'Inde, il regardait ia langue des pays qu'il visitait comme une étude moins importante que la qualité du toddy, de l'arack et autres productions culinaires. Le mot de Bombaya frappa cepen- dant loreille des gens de la barque, qui, nous désignant du doigt la direction qu'ils suivaient eux-mêmes, s'écriè- rent : u Morabay ! Mombayl :> Ce mot, à ce que m'apprit un orientaliste, est une corruption de Moomba-Devy ou la déesse de Moomba , d'après une idole à laquelle un temple est dédié encore dans l'île . D'autres savans, moins recherchés dans leurs étymologies, vous diront que les Portuiiais lui donnèrent le nom de Bom-Bahia à cause de l'excellence de son port. Cette nation posséda Bombjy depuis i53o jusqu'en 1661 , où elle fut cédée en toute sou- veraineté à Charles II par la couronne du Portugal. Nous ne tardâmes pas à être en vue de ces caps si bien décrits par ce grand hydrographe , mon excellent ami le capitaine James Horsburgli. que nous nous recon- nûmes presque aussi bien que si nous avions navigué entre Motherband et Spithead. Lorsque le jour du len- demain parut , et que le soleil se leva pour nous sur les Gauts , ou montagnes du pays des Marates , je ne savais trop si je dormais et rêvais encore, ou si c'était la réalité' avec toutes ses promesses en perpective qui venait ravir mes yeux. LMmaginatioa et la raison étaient plus ou moins excitées par le simple fait d'avoir aperçu enGn les rivages de l'Inde, d'avoir entendu la langue de l'Orient parlée par des Orientaux, d'avoir vu, en un mot, ces figures au teint sombre, qui firent que les pâles conqué- rans du Nord appelèrent leur nouvelle conquête Hindoo- Stan ou terre des hommes noirs. Toutes ces circonstances LITTÉRATURE. 247 triviales, il est vrai, en elles-mêmes, étaient bien faites pour donner la réalité à des tableaux que depuis si long- temps mon imagination s'était occupée à peintre de cou- leurs tirées en partie des Mille et une ISuits et des Contes persans, et en partie de ces brillantes images de l'Orient qui ornent les pages de l'Écriture. Ayant aussi beaucoup vécu avec desorticiers qui avaient servi dans diverses par- ties de l'Inde, je n'ignorais pas l'histoire politique et militaire de nos possessions d'Orient. La fiction et la vé- rité m'avaient donc préparé toutes sortes de sensations pittoresques. Depuis le Cap jusqu'aux îles du Japon, depuis le Ren- gale jusqu'à Rata via, il n'est aucun des pays que j'ai visités dans le cours de ma vie errante qui puisse se comparer à Rombay. En eflet, si on me consultait pour savoir où l'on peut le plus expéditivement et le plus économique- ment voir tout ce qui caractérise la physionomie du monde oriental, comme on a appelé si heureusement ces régions si différentes de notre Europe, je répondrais sans hésiter : « Allez faire un tour à Rombay, demeurez-y une semaine ou deux, et après avoir fait une excursion dans les sites voisins, à Elephanta, à Carli et à Ponah , vous aurez une idée de tout ce qu'il y a de curieux et d'intéressant dans rinde. « La présidence de Rombay doit à une grande variété de circonstances particulières cet avantage unique. Bombay (car peut-être la plupart de ceux qui me lisent en enten- dent parler pour la première fois) est une île et une île nullement considérable, n'ayant que six ou sept milles de longueur sur une ou deux milles de large. Ce n'est pas cependant par des dimensions géographiques que se dé- termine la richesse des villes, non plus que la puissance des nations. Le port de Rombay. d'un accès et d'une issue également faciles, vaste au-delà des besoins du coumierce, offre d'excellens ancrages, et grâce au flux et reflux delà marée, se trouve admirablement propre à toutes sortes 248 REVUE DE PARIS, de docks ou bassins. Le climat est sain; le sol , diversiûé par de nombreuses collines , présente une foule de situa- tions favorables pour y bâtir des forts, des bourgs, des bazars et des villages, sans parler des bungalos ou villas et des maisons de plaisance, où l'on peut cbercher un asile loin du bruit des affaires. Les routes qui parcourent cette île charmante étaient macadamisées long-temps avant qu'on entendît parler de Macadam en Angleterre-, et comme le sol se compose de ce riche terreau qui résulte de la basalte ou de la lave décomposée, toute sa surface s'offre à vous avec cette éternelle verdure des sites du tro- pique , qui éblouit le nouveau-venu , et le charme de plus en plus après un long séjour. Ce sont là quelques-uns des avantages physiques de Bombay ; mais ce n'était rien en comparaison des avantages moraux ou i>\uiàt politiques qui concouraient, en 1812 , à en faire un des lieux les plus importans de cette partie du globe. Bombay '^était peut-être la seule résidence où les per- sonnes et les propriétés jouissaient d'une sécurité com- plète, où chacun pouvait dissiper ses richesses en prodigue ou les accumuler en avare, sans redouter la moindre in- tervention arbitraire. A Bombay, enfin, non-seulement toutes les formes de culte étaient tolérées, mais encore pouvaient être observées avec la liberté la plus ample. Tout natif d'Asieou de tout autre pays du monde, s'il n'en- freignait aucune des lois reconnues de la présidence, y avait des privilèges égaux. Voilà ce qui explique pourquoi Bombay voyait accourir chaque jour de nouveaux habi- tans dans son heureuse enceinte. La population de Bombay est environ de deux cent mille âmes. Il n'est, dans la Chine , à Java , aux îles Phi- lippines, le long de la péninsule de Malacca , ou même dans les parties intérieures de l'Inde , aucune caste , au- cun costume , aucun usage , aucune forme de superstition, qu'on ne puisse >'oir à Bombay aussi &dèlement représen- tés que dans le pays même d'où proviennent originaire- LÏTTËRAÏURE 249 ment ces castes , ces coslumes , ces usages et ces formes (le superstitions. En vingt minutes de promenaile dans le bazar de Bombay mon oreille fut frappée des sons de tou- tes les langues que j'avais entendues dans les au Ires par- ties du monde , et non dans des à parle ou par hasard pour ainsi dire, mais d'un ton annonçant que les interlocuteurs se sentaient tout-à-fait chez eux. Dans le même court es- pace de temps j'ai compté plus de vingt-quatre temples, pagodes, mosquées, églises, etc. , etc. J'ai vu les Parsis , descendans directs des prêtres de Zoroastre, adorer le feu; les Hindous se prosterner devant Baal , sous la forme d'une pierre noire bien huilée, couverte de guirlandes de fleurs et de riz , tandis que , dans la rue voisine , des mu- sulmans célébraient les cérémonies du grand Moharcm; et puis survenait une procession de prêtres portugais portant une croix énorme et autres symboles du catholi- cisme. Je n'oublierai jamais cependant le plaisir avec lequel j'entendis un Indien avec une jalte à la main demander à un marchand le grain appelé sésame. Ce mot n'est pas précisément le mot indien de ce grain , quoiqu'on s'en serve généralement dans la péninsule de l'Indouslan, et qu'il forme un des ingrédiensde la poudre de Curry : TiL est le vrai nom de la plante d'où est extraite l'huile de sésame. Je n'ai pas besoin de dire comment ce mot me rappela Voui>re-toiy sésame ^ des Mille et une Nuits \ et tout» ce qui m'environnait étant d'accord avec les acces- soires du conte, il me sembla que je venais d'être touché par une baguette magique, et transporté au troisième ciel de l'invention orientale. C'était pour la première fois que mes yeux voyaient les divers objets groupés autour de moi, ces costumes variés, ces robes flottantes et ces tur- bans qui passaient et repassaient comme dans un rêve. Les Hindous de toutes les castes étaient là , chacun avec les brillantes couleurs qui les distinguent sur le front. Là les marchands persans avec leurs chàlesct autres denrées TOME m. 2 2 25o RE\TE DE TARIS, (le Cachemire se croisaient avec des maquignons arabes, qui faisaient caracoler leurs coursiers ; les babitans du dé- troit de Malacca s'entretenaient familièrement avec les joyeux Chinois à la longue queue , dont le -costume tartare si peu gracieux et la touffe bizarre contrastaient curieu- sement dans cette foule avec la draperie é^éganle et les turbans splendides des Mahométans et des Jndous. Quelques-uns de ces groupes se distinguaient autant par leurs sandales et leurs pantoufles que par leur coif- fure; d'autres attiraient l'attention par l'accent de leur voix, et plusieurs par leur physionomie particulière ou la couleur de leur peau. Du reste, de quelque côté que les yeux se fixassent, ils ne pouvaient rien rencontrer qui ne fût étrange ou intéressant. Je n'avais jamais vu la plupart des arbres qui nous prêtaient leur ombrage , et entre autres une grande variété de la famille des palmiers, appelée vulgairement brab, et que les botanistes nomment borassus Jlabellifoi^mis , ou palmier tara , tara étant le mot du pays pour désigner la liqueur extraite de ces ar- bres. La tige croît comme celle du cocotier, avec un grand bouquet de rameaux au sommet. Il y a entre eux la dif- férence que ces rameaux ne projettent point dans toute leur longueur ces feuilles latérales qui font ressembler les branches du cocotier à des plumes d'autruche; mais ils sont unis et nus jusqu'à leur extrémité, où s'ouvre as- sez fantastiquement une immense feuille circulaire, dont les rayons aboutissent à un centre , comme les baguettes d'un éventail , et se terminent par une pointe aiguë. Mais ce qui excitait surfout mon admiration dans ce panorama était la vue des femmes, qui, n'étant point pri- sonnières à Bombay, vont et viennent librement , et s'oc- cupent en général au dehors de tous les travaux qui exi- gent plutôt l'adresse que la force. Je ne veux pas parler des femmes delà classe supérieure, qui vivent séques- trées , comme dans tous les pays d'Orient. Les femmes du peuple à Bombay sont les porteuses d'rau tic la ville; LITTÉRATURE 251 leurs cruches, ou chatties, qu'elles mcltcnt sur la tête , sont d'une forme toujours très-diégante. Plus d'une fois , auprès d'un réservoir indou, je me suis rappelé ces beaux vases éfruscjues dont la découverte a fourni tant de niodè- Ics parfaits à la poterie moderne. Cette coutume de por- ter tous les fardeaux sur la tête donne nécessairement une attitude droite à la taille. Les plus gracieuses danseuses, à l'exception peut-être de l'incomparable Taglioni, pour- raient emprunter une grâce nouvelle à la plus commune des fdles de Bombay, lorsqu'elle revient du réservoir , touchant à peine d'une main le vase posé sur sa tête , et quelquefois ne le touchant point, tant l'équilibre est par- fait , tant le pas de la jeune Indienne est sûr. Le vêtement de ces femmes consiste principalement en une bande d'é- toffe qui a plusieurs toises de longueur. Cet étroit tissu est roulé autour du corps et des membres avec tant d'art et de goût, que non-seulement la plus scrupuleuse pudeur n'y pourrait rien trouver à redire , mais qu'encore un sculpteur ne voudrait pas en déranger un pli. la taille des Hindous de l'un et l'autre sexe est petite et délicate ; quoique leurs traits ne soient pas toujours beaui^ » il y ^^ dans leur expression quelque chose qui frappe les étran- gers comme singulièrement agréable, et cela peut-être parce que ce quelque chose indique la patience, la doci- lité et le contentement, qui sont certainement le fond de leur caractère. Je ne dois pas oublier de signaler l'effet curieux que produisent dans un bazar de Bombay les ornemens que portent les femmes et les enfans avec une telle profusion, qu'ils réussissent à se défigurer autant que possible ; ce qui nous ferait presque soupçonner que le goût qu'ils mon- trent dans le reste de leur costume et la grâce de leurs raouvemens sont plutôt les résultats d'un heureux hasard que d'une louable étude. • La plupart des femmes portent au nez des pendans d'une énorme dimension , et j'en ai vu qui descendaient 252 REVUE DE PARIS, jusqu'au-dessous du menton. Je ne me souviens plus si les dames de l'Inde , comme les nôtres , couvrent leurs doigts de bagues ; mais la mode pour elles est de se charger l'avant-bias et la cheville de bracelets d'or et d'argent. L'or vierge employé à ces bijoux est presque toujours riche et agre'able à l'oeil; mais aucun art, selon moi, ne saurai ^ empêcher un ornement d'argent d'être vulgaire. De même "que nous voyons en Europe certaines personnes entasser anneau sur anneau à leurs doigts, jusqu'à ce que la main disparaisse sous cette masse de joyaux , j'ai vu aussi dans l'Jnde des dames sacriûer le goût à l'oatentation , en cou- vrant leurs jambes d'e'norraes cercles d'or et d'argent, depuis la cheville jusqu'au genou, et leurs bras jusqu'au coude. Le cliquetis de ces orneraens qui se choquent l'un contre l'autre vous avertit d'assez loin de l'approche d'une dame; ce qui a fait dire probabUment que cette coutume d'attacher ces espèces de sonnettes aux talons des dames e'tait une mode inventée par la jalousie des maris dans ces pays chauds , pour les aider à chercher leurs épouses fugi- tives. Je ne sais jusqu'à quel point cette conjecture est d'accord avec l'histoire; mais comment expliquer la cou- tume ridicule et presque cruelle de couvrir les jambes des pauvres enfans de ces lourds anneaux? J'ai vu une petite fille de trois ans qui en était si chargée qu'elle ne pouvait ni marcher ni tendre la main ; et j'ai compté une fois plus de vingt chaînes d'or au cou d'un petit garçon, indépen- damment des bracelets de ses jambes et de ses bras qui le rendaient plus semblable à uu armadille des Uvres d'images qu'à une créature humaine. Telle est la passion de quelques parens hindous pour cette mode, qu'on m'a assuré qu'il y en avait qui convertissaient souvent toute leur fortune en bijoux de cette sorte, et transformaient ainsi leur progéniture en une façon de coffre d'argent. Qu'en arrive-t-il? Le premier magistrat de la police de Bombay me disait un jour que souvent des enfans ont été égorgés par les voleurs qui voulaient s'emparer du trésor auquel ÏU étaient enchaînés. LITTÉRATTRE. 253 J'ai souvent remarque! qu'au milieu de renchantemcnt qu'éprouve un voyageur se glisse un sentiment de tris- tesse lorsqu'il s'avoue son impossibilité de rendre compte de la centième partie de ses impressions. Tout est nouveau pour luij les ustensiles les plus communs de l'économie domestique, les vases et les terrines, les corbeilles et les barils , les chariots et les brouettes , tout lui paraît étrange et difficile à décrire; que faire ensuite des sons qu'il en- tend, du mouvement qu'il aperçoit? Les choses les plus désagréables viennent elles-mêmes l'intéresser, quelque bizarre que cela semble. Je me rappelle mètre soumis à la chaleur la plus intense, au soleil le plus éblouissant, avec patience et presque avec plaisir, parce que ces in- convéuiens s'harmoniaient parlaitcment avec les lieux que j'avais si long-temps désiré voir. Parle même motif, j'appris à supporter sans mal au cœur l'affreuse odeur d'assafuctida qui règne dans tous les marchés hindous-, et si ce n'eut été les insupportables et maudits moustiques, je n'eusse pas hésité à déclarer que jamais je ne m'étais senti plus heureux qu'en me promenant oisivement dans les bazars de Bombay. Ce sont là, je le sais, des sensations bien exagérées, bien originales, bien personnelles, et il est d'autres voyageurs qui en traversant les mêmes lieux n'ont rien eu de plus pressé que d'en sortir pour échapper à la boue que leur jetaient les pieds des buffles au poil bleu et au regard farouche, ou les bisons avec leur grosse bosse entre les omoplates. Il est impossible de trouver une sympa- thie générale pour de semblables plaisirs. J'avoue que mes amis de Bombay riaient volontiers à mes dépens lors- qu'ils me voyaient revenir de ces excursions des Mille et une Nuits, la tète pleine de Turcs en turbans, de pa- godes et de toutes les images associées à l'Indus et au Gange, à Bramah et Yishnou. Mais parmi les coutumes de l'Orient, celles qui sont décrites dans la BiUe ne sau- raient manquer d'éveiller les émotions de tous les Euro- 22. 254 REVUE DE PARIS, péens. Je n'ai jamais vu une femme assise sur les degrés d'un puits dans l'Inde, les bras jetés négligemment sur sa cruche vide, sans penser à la belle histoire delà Samari- taine, d'autant plus que je me rappelai en même temps le beau tableau italien où les figures de cette scène sont représentées avec les véritables couleurs de l'Orient. le lendemain de mon arrivée à Bombay, je me levai au point du jour, et m'habillant à la hâte , j'allai en quête d'aventures. J'avais à peine fait quelques pas que je vis un Indien endormi sur une natte étendue dans la petite terrasse devant sa maison. Il était enveloppé d'une lon- gue couverture de coton. Aussitôt que les premiers rayons du soleil percèrent dans cette chambre à coucher, il se leva , prit son lit et rentra dans sa demeure. J'eus immé- diatement l'explication de cette phrase qui revient si souvent dans la Bible, et entre autres pour le miracle du paralytique. Mou Hindou se leva comme le malade de r£vangile, jeta sa couverture sur ses épaules, se baissa, et ayant roulé sanatte, qui était tout son Le, il la porta chez lui , et puis alla au réservoir le plus voisin pour faire ses ablutions. Je croyais faire plaisir en racontant cet incident de mon voyage à une vieille dévote écossaise ; mais je me trompai et perdis , je crois , ses bonnes grâces , en détrui- sant pour elle tout le merveilleux d'un miracle qu'elle trouvait bien moins extraordinaire par la gucrison du pa- raly tique que par le tour de force d'emporter un lit à rou- lettes et à rideaux sur son épaule. (FaAGMENTs or Voyages akd Traveu. ; 'VV\^^%^'W\VWV%A VVAiW^'W» W\'W* V^^ *.AA \. \i/W*X'V\^AAW^'VV* W^'W* VV%^;%% wX ^è. ^ ■)U(Ê)^^< ou IL FAUT CASSER LE nOYAD POL'R Cfl AVOIR L AilA5PE. PERSONNAGES. M™« Carré. Mme DuBRETjiL, fille de Mme Carré. ViCTORiNE, fille (le M™e Dubreuil. M. le comte DU RoSNAY , ami de M«"P Carré. La baronne DE CrédiCUL'RT. Le comte DE Bretignac. Un domestique. (La scène se passe à Paris dans la maison de Mme DubreuJl. — Le théâtre représente un salon.) SCÈNE P^ M»* CARRÉ , VICTORINE. M™^ CARRÉ. Ta mérc a donc changé son jour , ma chère Victo- rine? VICTORINE. Non , ma bonne maman ; nous recevons toujours le mardi , mais maman vous a priée do venir ce soir... M'"'' CARRÉ. Parce que vous avez qucK[iic chose d'cxlraonlinaiie j 256 REVLE DE PARIS, de la musique peut (ître? Tout cela est fort joli, mon err- tant; mais les grandes réunions commencent terriblement a me fatiguer. VICTORINE. Aussi, maman, ne resterez-vous dans le salon que le temps que vous voudrez. Vous savez bien que cette pièce-ci est votre refuge. M"*^ CARRÉ , lui donnant une boîte. Tiens, petite , vois si ces bracelets sont aussi jolis que ceux dont tu me parlais l'autre jour. VICTORINE , ouvrant la boîte. Oh ! vraiment , ils sont bien plus jolis. M™^ CARRÉ. Tant mieux. Cela prouve que j'ai encore du goût. VICTORINE , baisant la main de Mme Carré. Vous savez qu'il est convenu que je ne dois plus vous remercier. M™*' CARRÉ ^ embrassant Victorine. Comme tu voudras. VICTORINE , baissant la voix. Bonne maman, {elle regarde de tous côtés) j'aurais quelque chose à vous dire; mais c'est que j'ai peur que maman, qui doit avoir fini sa toilette, nevicnne pendant ce temps-là. M'"'' CARRÉ. Alors dépéche-toi. ^ VICTORINE. On doit vous présenter ce soir un monsieur.... M""" CARRÉ. AnK)i ! Pourquoi faire? PROVERBE. 257 VICTORinE. C'est un comte qui rae recherche en mariage. M"* CARRÉ. Est-ce que vous avez rompu avec Edouard Lalour. VICTORINE. Non, ma bonne maman. M"'^ CARRÉ. Eh bien ? VICTORINE. Maman assure que cela ne fait rien et que l'on peut toujours recevoir ce monsieur, pourvu que ce ne soit pas un mardi , parce que M. Edouard vient tous les mardis. M™« CARRÉ. Vraiment ,ma chère enfant, ta mère est quelquefois Enfin ta mère est ta mère ; ce n'est pas cela que je veux dire. Il ne me paraît pourtant pas bien, quand on a ac- cueilli un jeune homme , de chercher à en attirer un au- tre. Lequel des deux préfères-tu ? TICTORINE. Vous sentez bien, ma bonne maman , qu'après la ma- nière dont je vous ai parlé de M. Edouard , je ne pourrais pas vous dire que j'aime mieux monsieur le comte. Je suis seulement fâchée que monsieur le comte, qui jus- qu'ici avait refusé tant de mariages, se soit décidé si promptement pour moi. M™* CARRÉ , prenant le menlon de Victorine. Je crois sans peine qu'il s'est décidé pour toi; tu es si gentille! Mais sois sûre qu'il sait aussi que tu seras bien riche un jour. ▼ICTOBINE. Il paraît que cela lui est égal. 258 REVUE DE PARIS. M"^ CARRÉ. ; Vous allez donc donner congé à M. Edouard? VICTORINE. 0 Dieu ! pauvre M. Edouard. M"« CARRÉ. Il n'y a pas de milieu , ce me semble. VICTORIIVE. Lui qui est si gai , si bon , si aimable ; lui qui a tant de confiance en moi ! Je ne consentirais jamaisl lui faire ce cnagnn-Ia ; il serait capable d'en mourir. M"^ CARRÉ. Que comptes- tu faire? VICTORINE. o/peuî tir"' "'" '™°*' •«'■"'«""'■"«-■."ennepresse, ■"• CiilBÉ. cofuTttVr n""'""'"' "" "' P'"' Pa* voir; c'est de la sZfll r T. r ■""" ""P' °" "'""''' P^' '" « lue cela 'le- ■ '"' ■l"' ™"^ "''" «l"^ "" autre „,o„de que çehuou ,a. été élevée ^ mais quand il a été convenu chand de bo.s, mes parens n'auraient pas relire leur pa- rôle pour un duc et pair. "^ VICTOmsE. de^r'en! °''°''°' ^" "'"' '° P"'' "' P^"^^^" ^°*^"'te M»* CARRÉ. N'aie pas d'inquictude. PROVERBE. 259 SCÈNE IL Mm- CARRÉ , VICTORINE , Mme DUBREUIL. M"™*" CARRÉ. Pis-mol donc , ma fille , qu'est-ce que ce nouveau ma- riage que tu veux faire faire à Victorinc? M""" DUBRECIL. Comment? elle n'a pas pu attendre que je vous en par- lasse moi-même ? M*"® CARRÉ. Ce n'est pas par elle que je le sais. Et puis écoule donc, madame Dubreuil , quand ce serait par elle que je le sau- rais, ce ne serait pas un crime II faut toujours bien que je le sache. M™^ DUBRECIL. Oui , maman ; mais si elle a commencé par vous donner des préventions ?. . . M*^^ CARRÉ. Quelles préventions veux-tu qu'elle m'ait données? Je trouve seulement singulier, puisque vous aviez trouvé un petit jeune homme qui était charmant , que vous ne vous en soyez pas tenues là. Après cela je puis me tromper. M™^ DUBREIÎIL. La personne que vous verrez ce soir est dans une po- sition beaucoup plus avantageuse que M. Edouard Dela- tour. C'est un officier bien né qui va être nommé chef d'escadron au premier jour. M™* CARRÉ. A-t-il (le la fortune ? M""' DUBREUIL. Maman , ce n'est pas la première question à faire pour une alliance comme celle-là. 260 REVUE DE PARIS. M™^ CARRÉ. Dans toutes les alliances, quand il y a de l'argent d'un côté, il n'est pas mal qu'il y en ait de l'autre, à moins qu'une inclination mutuelle... M™^ DCBREUIL. Si vous ne regardez pas comme une valeur un titre , l'état que Victorine tiendra dans le monde, la facilité d'ob- tenir des grâces... M™^ CARRÉ. Tout cela est bel et bon. Aussitôt que Victorine m'a dit que c'était un comte , je me suis douté que c'était à no- tre fortune qu'on en voulait. D'où le connaissez-vous? M™^ DUBREUIL. Il est déjà venu ici plusieurs fois. M™^ CARRÉ. Il faut prendre un parti. Te plaît-il à toi , Victorine ? {Ficlorine baisse les yeux.) Elle ne dit rien ; tu vois bien qu'il ne lui plaît pas. ( A Victorine. ) Tu aimes mieux M. Edouard? (f^icLorine baisse encore les yeux.) Elle ne répond pas; c'est clair comme le jour. ( A M"": Dubreuil.) Ainsi tu forcerais son chois; et pourquoi , je te le de- mande ? M™^ DCBREUIL. Mais , maman , je ne veux rien forcer du tout. Les cho- ses n'ont élé amenées au point où elles sont qu'après que nous en avons eu causé ensemble, nous deux Victorine j et vous me voyez tout étonnée du rôle de victime qu'elle cherche à jouer ce soir. VICrORlISE. La vérité est que je ne croyais pas que cela irait si vite. Il n'a d'abord été question que du désir que ce monsieur avait de venir ici; ensuite vous m'avez dit qu'il serait possible qu'il piMisàt à moi , mais sans m'en demander da- vantage. PROVERBE. 26i M"'« DUBREriL. Je ne m'amuserai pas , vous croyez bien , Victorine , à plaider contre vous devant maman ; mais il est certain que vous avez souri à l'idée de devenir comtesse de Bre- tignac. M™*^ CARRÉ. Juste ciel ! je parierais que c'est encore un Gascon. Us envahiront tout, jusqu'à ma petite-ûUe. M"^ DCBREUIL. Songez, maman , que le M. de Bretignac dont je vous parle tient réellement à une vraie famille de Gascogne. M™^ CARRÉ. Est-ce qu'il y a quelque chose de vrai dans ce pays-là, madame Duhreuil ? Ah ! si ton pauvre père vivait encore et qu'on lui parlât d'avoir un petit-gendre gascon 1 Ce n'est pas qu'il ne trouvât les Gascons fort amusans -, mais il n'avait pas la moindre conOance en eux. Malheureuse- ment je tiens de lui pour cela. M"® DUBREDIL. C'est bon pour plaisanter. M™*" CARRÉ. Donne-toi au moins le temps de réfldchir. M"'* DUBRECIL. Vous aimez beaucoup qu'on réfléchisse. M™® CARRÉ. Tu as peut-être le défaut contraire. Ah ça ! nous pour- rons parler de ce M. gnac devant M. du Rosnay ? M™^ DUBREUIL. M. du Rosnay est comme de la famille. Donnez-nous donc de ses nouvelles ; comment se porrc-t-il? TOME m. 23 262 REVUE DE PARIS. M™* CARRÉ , avec intérêt. Pas bien , cela m'inquiète. Il est pourtant allé dîner aujourd'hui chez un de ses vieux compagnons d'armes, et je viens de lui envoyer ma voiture pour l'amener ici. Il aurait besoin de plus de distraction qu'il n'en prend. M™^ DDBREGIL. Il y a long-temps que je suis de cet avis-là. M"« CARRÉ. Sais-tu quelle est sa manie à présent! C'est d'aller loger autre part que dans ma maison. Comme , depuis vingt ans qu'il y est, les loyers sont augmentés, et que je n'ai jamais voulu entendre ce qu'il m'a dit là-dessus, il a chargé son domestique de lui chercher en cachette un autre lo- gement. VICTORINE. Quoi! ma bonne maman , M. du Rosnay quitterait vo- tre maison ? M"**" CARRÉ. Ah! ah! ma chère enfant, il y a des petites délicates- ses de fortune , de fierté... C'est un si digne , un si brave homme ! M'"*' DUBREUIL. M. du Rosnay d'un côté, ma mère de l'autre! vous mourriez tous les deux. M"* CARRÉ. Il serait bien avancé dans une maison étrangère. Quoi- que son domestique soit dans mes intérêts , on ne se fait pas une idée de tout ce qu'il faut inventer pour le trom- per, tant il craint d'avoir des oblii:alions à qui que ce soit. Je l'ai pourtant apprivoisé dt^puis quelque temps avec M. Dtitheil, mon médecin ; il consent à lui parler un peu de sa santé. Riais que de peines pour en venir là ! PROVERBE. 2fi3 M""' DDBRECIL. A-t-on en6n augmenté sa pension de retraite ? M™* CARRÉ. Oh bien oui! Tu connais M. du Rosnay, jamais il ne saura faire de démarches pour lui. M""** DDBREOIL. Il doit être cependant serré de prés dans sa fortune- M*"^ CARRÉ. Il ne s*en doute pag. C'est mon secret. SCÈNES III. M«« CARRÉ, M"»» DUBREUIL, VICTORINE , M. DU ROSNAY. Urr DOHESTIQCE, annonçant. Monsieur le comte du Rosnay. (// sort.) M. DU ROSNAY. ' Bonsoir , mesdames. Bonsoir , mademoiselle Victorine. M"^ CARRÉ. Regardez-moi donc , monsieur du Rosnay. Il me semble <|ue vous êtes bien rouge. M. DU ROSrïAY , à Mme Dubreuil. Est-ce que je suis rouge? MADAME DIBREDIL. Mais non, maman. M™^ CARRÉ. Vous avez peut-être eu trop chaud chez M. de Mor- don? M. DU ROSNAY. On a eu soin de moi comme si vous eussiez été là. Que c'estbon de vieux amis, madame Carré? 264 REVUE DE PARIS. M*"^ CARRÉ. A qui le dites-vous, monsieur du Rosnay ? M. DU ROSNAY. Nous ayons ri comme des jeunes gens. M™® CARRÉ, d'un air de satisfaction. C'est vrai que je vous trouve bon visage. De quoi donc avez-vous ri ? VICTORINE , avançant un siège. Monsieur du Rosnay, voici un fauteuil. M. DU R0S5AY. Ah ça, mademoiselle Victorine , est-ce que vous allez lecommencer votre bonne maman et me gâter comme elle le fait? M™^ CABRÉ. Effectivement vous êtes bien facile à gâter. Asseyez- vous, asseyez-vous. M. DU ROS[fAT. De grâce, laissez-moi comme je suis. M™® CARRÉ. C'est que j'ai à vous consulter, et je voudrais vous voir à votre aise. Supposons , monsieur du Rosnay , qu'une dame qui a une fille à marier ait trouvé pour Viclo- rine... ( Tout le monde ril. ) M"^ DCBREUIL. Maman ne sait pas supposer. M™*^ CARRÉ. C'est vrai. Je suis plus libre quand je dis les choses comme elles sont. J'avoue que j'aime M. Edouard , et que je serais fàche'e qu'on le sacrifiât pour M. de Brelignac^ que je n'ai jamais vu. Et vous, monsieur du Rosnay? M. DU BOSNAY. Je ne suis pas encore très au fait. PROVERBE. 265 M™" DUBREDIL. 11 doit venir ce soir ici un jeune homme qui se nomme le comte de Bretignac. Il est possible qu'il ait des vues sur Viclorine, nous n'en savons rien positivement.... Mais comme on ne peut pas compter sur M. Edouard Delatour avant que son père , qui avait pris des engagemens dans ime autre famille, ait trouve moyen de les rompre... YICTORIRE. Je crois bien qu'ils doivent être rompus à l'heure qu'il est, maman. M"*^ CARRÉ. Tu vois , cette petite est plus au courant que toi. M. Pelatour le père a connu M. Carré ; il sait que c'était une des plus belles réputations dans le commerce des bois... M™^ OUBREUIL. Maman, ne parlez pas si souvent de votre commerce. M™^ CA.RRÉ. Laisse-m'en parler au moins devant M. duRosnay. Il n'y a pas non plus de quoi être si honteuse d'avoir fait un commerce qui nous a valu 40)000 livres de rentes. Voilà ce que je crains : si ta fille épousait M. de Bretignac et qu'elle devînt comtesse, ce serait encore pis , je n'oserais plus dire un mot. Qui vous a mis dans la tête votre M. de Bretignac ? M"® DUBREUIL. Sa famille £st de la connaissance de Mme de Crédi- court. M"*^ CARRÉ. Il ne manquait plus que cela. Monsieur duRosnay, vous ne venez pas assez souvent ici pour avoir rencontré Mnio de Crédicourt , j'en suis fâchée ; vous m'auriez dit ce (pic vous en pensiez. Quant à moi elle ne me plaît guère. 23. 266 REVUE DE PARIS. M™^ DCBREUIL. f Vous ne pourriez pas dire pourquoi, maman. M™*' CARRÉ. Tu as raison ; mais on a un instinct qui fait qu'on se sent de l'éloignement pour certaines personnes. M=»« de Credicourt est trop légère pour son âge. M"^ DUBRECIL , en riant. Je n'ai jamais vu maman aussi frondeuse qu'aujour- d'hui. M. DU ROSNAT. Allons , allons , madame Carré , vous me reprocher quelquefois d'être maussade. M™^ CARRÉ , à M. du Rosnay et à Mme Dubreuil , tandis que Victorine s'arrange devant une glace. Je ne suis pas maussade. Si je pouvais croire que M. de Bretignac fût véritablement amoureux de Victorine.... M™^ DUBREUIL. C'est une chose à peu près sûre. M™* CARRÉ. Il faudrait encore que Victorine n'eût pas d'éloignement pour lui. m"* dubreuil, lui montrant Victorine , qui est toajoars i devant la glace. Regardez -la donc. Pour qui prend- elle tant de soin? M™* CARRÉ. Pauvre petite! c'est tout naturel. Une entrevue a beai» déplaire, on ne veut pas faire peur. UN domestique , à Mme Dubreuil. Madame , voici plusieurs personnes qui arrivent. ( Il sort ) PROVERBE. 267 M™^ DUBREUIL. Maman, vous pernietlez que je vous laisse dans voire salon ? {A f^'iccoriiie.) Avez- vous Cni , Viclorinc ? Venez avec moi. {Elles sortent.) SCÈNE IV. M»» CARRÉ, M. DU ROSNAY. M™* CARRÉ. Qu'est-ce que vous pensez de tout cela, monsieur du Rosnay ? M. DU ROSNAY. Je pense que vous vous tourmentez trop. M™^ CARRÉ. Mais cependant quand je vois ma ûUesur le chemin de ressembler à Mme Abraham de l'École des bourgeois , et toute prêle à donner Victoiine à un comte qui n'a rien , sur la recommandation de Mme de Crédicourt, qui est une singulière caution , ce n'est pas agréable. M. DU HOSHAY. Alors expliquez-vous avec Mme Dubreuil ; dites-lui que ce mariage ne vous convient pas. M"* CARRÉ. Vous savez le mal que nous nous sommes donne, M. Carré et moi, pour amasser noire fortune, n'est-il pas cruel de penser qu'elle ne servira qu'à enrichir des pe- tits Bretignac , qui ne sauront seulement pas où était si- tué notre chantier. M. DU ROSNAY. Vous voyez de trop loin. Quand on fait sa fortune, csl-ce bien à ses arriére-petits-cnfaus que l'on pense? 2^ REVUE DE PARIS. M"^^ CABRÉ. A la bonne heure; mais je suis certainequeM. Edouard ne rougirait pas de nous ; au lieu que votre comte de Brelignac, qui est accoutumé à vivre de l'air du temps, ça doit mépriser le travail et ceux qui ont travaillé. M. DU ROSNAT. Je vous le répète, refusez votre consentement. M™*' CARRÉ. Oui; et puis ce mariage avec M. Edouard n'a qu'à mal tourner, j'en serai responsable. M. DD ROSNAY. Pour n'être responsable de rien , ne vous mêlez Ae rien. M'^^ CARRÉ. On peut bien demander des conseils. M. DC R0S:VAT. Sans doute ; mais je voudrais avant tout vous voii' plus tranquille. Vous voulez arranger un avenir à perte de vue ; cela n'est pas raisonnable. Votre fortuue vous a déjà servi à marier madame votre fille d'une manière avanta- geuse; elle aidera encore à l'établissement de MH? Vie- torine. Voilà une fortune qui vous aura servi à tout ce qu'elle pouvait vous servir. Le reste nest que du tour- ment en pure perte. M"*' CARRÉ. Je me tais , je me tais, vous m'accuseriez de trop de prévoyance , et vous blâmeriez encore ce que je pourrais vous dire. Laissons aller les choses ; Victorine en décir dera. Vous ne m'en voulez plus ? M. DU ROSTTAY. De quoi vous en voudrais-je, mon Dieu? PROVERBE. 269 SCÈNE V. M»»» CARRÉ , M. DU ROSNAY , M^e DE CRÉDICOURT. M""<^ DE CRÉDICOURT. Puisque M^^e Carré ne veut pas paraître dans le salon , U faut bien venir la chercher ici. M"'= CARRÉ. Monsieur du Rosnay, madame est M^e de Cre'dicourt. M™** DE CREDICOURT. Monsieur s'appelle du Rosnay? Ce nom-là ne m'est pas inconnu. Du Rosnay ! Eh : mon Dieu , c'était le nom d'une de mes amies intimes à Bruxelles. (AI"" Carré tousse pour couvrir la voix de M^e de Crédicourt, qui n'y fait pas attention.) Une petite femme charmante, qui nous donnait des soupers délicieux. {M. du Rosnay montre une très-grande impatience.) M™^ CARRÉ. Madame la baronne , il fait bien humide ce soir. M™^ DE CRÉDICOURT. Très-humide. Cette petite Mm^ du Rosnay {M. du Bosnay sort après avoir fait un geste d'impatience.) <}u'est-ce donc qu'il a ce monsieur ? M"^ carré , avec émotion. C'est de sa femme que vous parliez. M"*'' DE CRÉDICOURT. Ah ! c'est drôle. M"'' CARRÉ. Une femme qu'il idolâtrait. Il n'a émigré qu'à cause d'elle , parce qu'elle voulait à toute force é migrer. 270 RFVTJE DE PARIS. M"*^ DE CRÉDICOCRT. Je me rappelle. Il y avait un chevalier d'Espéral qui avait émigré aussi à la même e'poque, (Elle rit.) M™^ CARRÉ. Ce qui vous paraît si gai a fait le malheur de sa vie. C'est ce qui l'a engagé à passer en Russie , où il est resté jusqu'à ce qu'il ait pu revenir en France. M*"* DE CRÉDICOCRT. Pauvre homme ! Mais quelle folie aussi de s'aviser d'être jaloux de sa femme dans un temps où rien ne vous y obligeait. C'est donc un original ? M"« CARRÉ. Madame , je vous demande la permission d'aller voir ce qu'il est devenu. Je le connais : il serait possible que le peu de mots que vous avez prononcés devant lui eussent fait beaucoup de mal. M™^ DE CRÉDICOURT. Après plus de trente ans! [Elle va au fond du théâtre.) Tranquillisez-vous, madame; je le vois établi sur un boa canapé, où il peut se livrer en pleine liberté à toute l'a- mertume de ses regrets. Parlons de quelque chose de plus nouveau. M™* Dubreuil a dû vous instruire de nos projets pour Victorine. M™* CARRÉ '^'"" *•'■ de distraction. Madame , cela ne me regarde pas. M™^ DE CRÉDlCOrRT. Depuis quand le mariage d'une petite-fille nercgarde- t-il plus sa grand'mère? Dites plutôt que vous pencherier pour M. Edouard Delatour. Je le sais; et vraiment^, madame Carré, il y a assez d'argent dans votre famille .- pour que vous cherchiez à présent à y faire entrer quel- que chose de mieux. PROVERBE. 271 M™'' CARRÉ. Qu'est-ce qu'il y a de mieux , madame, qu'une fortune bien acquise? M"™*' DE CRÉDICOURT. Un titre. M™^ CARRÉ. Un titre ! quelle plaisanterie ! Un titre est joli pour se faire annoncer dans un salon; mais, passé cela, je n'y vois pas d'autre avantage. M™* DE CRÉDICOURT. Cependant, pour les personnes raisonnables, un sang transmis pur et sans tache depuis plusieurs générations... M™'' CARRÉ. Par des Lucrèces , n'est- il |)as vrai? Et encore voyez ce qui est arrivé à Lucrèce. Entre femmes , tenez , il ne faut pas parler de cela, madame de Crédicourt. D'ailleurs, si vous mettez tant de prix à l'illustration de M. de Bre- tignac, pourquoi voulez-vous le marier à la petite-fille d'anciens marchands de bois? M™* DE CRÉDICOURT. C'est vous qui savez que vous avez été marchande de bois. Qui est-ce qui se le rappelle? Vous avez 4o,ooo livres de rentes, il n'y a rien de plus noble. Madame votre fille est veuve d'un magistrat; je ne connais personne qu'on puisse comparer àVictorinepour les grâces et le caractère. Qu'y a-t-il donc de si étonnant à ce que M. le comte de Bretignac en soit devenu éperdument amoureux. M"** CARRÉ. Malgré mon âge, ce mot d'amour me fait encore sourire. Vous me répondez que M, de Bretignac est réellement amoureux? ll™« DE CRÉDICOURT. Vous croyez bien que je m'y connais. M'^^ CARRÉ. Oh ! oui, oui. 272 REVUE DE PARIS. M™^ DE CRÉDICOURT. Eh bien ! madame Carié, si vous voulez le bonheur de votre petite-fille, vous ne pouvez pas mieux choisir. J'ai vu Alfred venir au monde. Sa grand'raère, M™e du Rosnay et moi en émigration, nous étions les trois inséparables. Comment donc, on nous appelait les trois Grâces. C'était un temps affreux; c'est souvent celui que je regrette le plus. M""* CÂ.RRÉ. A-t-il encore un père, une mère? ' M"* DE CRÉDICOURT. Personne que des cousins , des alliés. M"« CARRÉ. Et sa fortune? M™« DE CREDICOURT. Rien. Son grade , des espérances. SCÈNE VI. M«ne CARRÉ, M"«DECBÊDlCOURT,M'n^DUBREUIL, - M. DE BRETIGNAC , VICTORINK H"« DUERECIL. Maman , je vous présente M. le comte de Bretignac ) (Mme Carré et M. de Bretignac se saluent. M™^ CARRÉ , à Mme DuLreuil. Ma bonne amie , que fait M. du Rosnay? M™« DURREEIL. Il cause avec différentes personnes , maman. M™* CARRÉ. Il cause; nh! tant mieux. PROVERBE. 273 M"'^ DE CRÉDICOLRT. Monsieur le comte , ne m'avez-vous pas dit que vous aviez rencontre ces jours derniers quelqu'un qui vous avait parlé de M^e Carré? M. DE BRETIGIVAC. C'est madame la marquise de Valigny. M"* CARRÉ. Je suis très-reconnaissanle de son souvenir. C'est une des personnes à qui mon mari aimait le mieux avoir affaire. A-t-elie toujours ses beaux bois du Morvand? M. DE BRETIGIÏAC. Je ne pourrais pas vous le dire, madame. M™^ CARRÉ. Pendant vingt ans M. Carré en a acheté presque toutes les coupes. j|me DCBRECIL , "ant d'un air contraint» Vous saurez, monsieur de Bretignac, que maman est trés-fiére d'avoir été marchande de bois. M'^^ CARRÉ. Il faut bien être fière de quelque chose. D'ailleurs, ma fille , entre Mme de Valigny et nous , c'était elle qui était la marchande. M. DE BR£TIG:VAC. Madame a raison. Le commerce des bois doit être... M"® CARRÉ. Fort désagréable, monsieur, surtout dans les commen ccmens, quand on veut tout voir par soi-même et qu'où reste depuis huit heures du matin jusqu'à la chute du jour... M""* DCBRECU. Maman, ce sont des détails. . TOME m. 34 274 REVUE DE PARIS. M. DE BRETIGI^AC. Qui sont très-intéressans pour moi, je vous assure. M"^ CARRÉ. Non, ce n'est pas fort intéressant; mais, quand ou ne se connaît pas, c'est une conversation comme une autre. M™^ DUBREUIL. Maman , monsieur le comte m'a priée de vous demander pour lui la permission de vous rendre une visite. M™® CARRÉ , avec embarras. Monsieur, assurément... Est-ce que M. du Rosnay ne viendra pas par ici, madame Dubreuil? M™^ DUBREUIL , bas à sa mère. Maman, vous n'avez pas besoin de M. du Rosnay pour répondre à monsieur le comte. M""^ CARRÉ. M«ne de Valigny doit avoir une 611e mariée, ce me semble, une demoiselle Clara? A-t-elle fait un bon ma- riage ? M. DE BRETIGIfAC. Vous avez une mémoire excellente , madame. Quoique fort riche , elle a épousé un homme sans fortune. M™^ CARRÉ. C'est extraordinaire. M«e de Valigny est pourtant une personne raisonnable. {M"^ Dubreuil tire M"*^ Carré par sa robe d'un côté, Fictorine la tire de Vautre. ) M™^ DE CRÉDICOURT. Et c'est parce qu'elle est raisonnable qu'elle n'a pas voulu faire le malheur de sa ûlle, qui aimait beaucoup le jeune homme qu'elle, a épousé. M™^ CARRÉ. Il faut que je parle à Victorine. {Elle attire Fictorine à un coin du théâtre. ) PROYFRBE. 275 M*"^ Dl'BREUIL^ bas à M. de BreUgnac. Maman n'y entend pas plus de finesse, il faut vous y accoutumer. M™*' CARRÉ , à^Victorine. Tu me fais faire le plus sot métier du monde. Je ne veux pas ra'engager que tu ne m'aies dit ton dernier mot. Qu'eu penses-tu? VICTORI!HE. Dame! maman, ne vous paraît-il pas aimable? M™* CARRÉ. II faudrait qu'il fut bien maladroit pour ne pas le pa- raître au moins aujourd'hui. Mais enfin renonces-tu à M. Edouard ? VICTORINE. Bonne maman , que feriez- vous à ma place ? M™^ CARRÉ. C'est impatientant , ma chère amie. J'ai peur que tu ne sois indécise comme moi , et légère comme ta mère. ( Haut. ) Je vais au salon. SCÈNE VIL MneDUBREUIL, M»» DE CHÉDICOURT , M. DE BRE- TIGNAC, VICTORINE. M. DE BRETIGDAC , à Mme Dubreuil. Madame votre mère ne me voit pas d'un œil favorable. M"® DUBRECIL. Que cela ne vous effarouche pas , monsieur le comte. M™* DE CRÉDICOURT. Elle nous a quittés sans doute pour aller consulter son oracle. Cet ascendant de M. du Rosnay sur elle me parait 276 REVUE DE PARIS. une chose bien singulière. (En riant.) Si Victorine n'était pas là , je vous ferais une question. M™^ DCBREUIL, très-sérieusement. Ma raére a transporté à M. du Rosnay tout le respect qu'elle avait pour mon père , dont il était le meilleur et le plus ancien ami. M""^ DE CRÉDICOURT. Prenez donc garde que je ne blâme jamais rien. D'ail- leurs , à l'âge qu'ils ont! Mais M. du Rosnay a été mili- taire puisqu'il a servi en Russie, pourquoi n'est-il pas employé quelque part? ça ferait encore un excellent lieu- tenant de roi. M. DE BRETIGIVAC. Il est certain qu'après les espérances flatteuses que madame a bien voulu me permettre , il est cruel de voir mon bonheur à la merci d'une influence étrangère. Je suis dans une position fort délicate. Les ménagemens que de- mandent les convenances vis-à-vis de M'°' Carré, pour les personnes qui ne me connaissent pas, auront l'air d'être dictés par l'intérêt. W.^^ DE CRÉDICOURT. Quelle folie ! qui est-ce qui pourrait penser cela ? M. DE BRETIGXAC. Je puis affirmer cependant que si , en renonçant à tout ce qu'elle aurait l'intention de faire pour W^" Victorine , j'étais sûr d'obtenir son consentement... M™^ DDBREUIl. Mais non , mais non. Ma mère ne permettra jamais qu'on marie sa petite-fille sans lui faire des avantages ; M. du Rosnay serait le premier à s'y opposer. Elle s'était accou- tumée à d'autres idées; il faut lui laisser le temps d'en adopter de nouvelles; elle les adoptera. PROVERBE. 277 M. UE BRETIGNAC. Vous sentez bien, madame, que, n'ayant pas de fortune positive, je dois craindre toutes les interprétations. A peine osé-je parler des seutimens que m'a iuspire's made- moiselle votre fille. Je ue me fais pas meilleur qu'un autre. Peut-être si j'apprenais qu'un officier qui n'a qu'un nom et son grade recherche en mariage une jeune personne d'une famille riche , et qu'on me dît qu'il ne la recherche que parce qu'il la trouve adorable, je ne pourrais pas m'empêcher de sourire. Pourquoi ne craindrais-je pas que Je monde eût la même pensée à mon égard ? yi"^" DE CRÉDICOCRT. Vous êtes d'une ingénuité puérile, mon cher comte. Il ne faut pas jouer son bonheur sur ce qu'on dira ou ce qu'on ne dira pas. M. OE BRETIGNAC. Je le sais bien, et pourtant cela m'a toujours gêné dans le peu de conversations que j'ai eues avec Mi'« Victorine. Elle ne peut pas se douter du charme que je trouve en elle 5 elle a pu croire que je ne rendais pas assez de justice au naturel et à la délicatesse de son esprit ; que sa beauté me paraissait vulgaire. Pourquoi ? parce qu'une maudite barrière d'argent se trouvait entre nous deux. M™^ DE CRÉDICOtIRT. Que ce langage est vrai ! M. DE BRETIGNAC. Je suppose même que M"<" Victorine ne m'eût pas ins- piré des seutimens aussi vifs que ceux que j'éprouve pour elle, je vous demande pardon, mademoiselle, de parler ainsi devant vous , (c'est la première fois) ; ne serait-ce pas encoro le coinble de la félicité pour moi que de devenir le fils d'une personne ausii distinguée que M"* Dubreuil. Je n'ai jamais eu de famille; c'est tout au plus si j'ai ^4- 278 REVUE DE PARIS. connu ma mère... et j'en retrouverai» une telle que mon cœur l'a rêvée tant de fois ! M™^ DUBRECIL , avec affectation. Monsieur de Bretignac , il faut que vous alliez parler vous-même à M, du Rosnay. M™* DE CRÉDICOCRT. Vous connaissez tant de monde au ministère de la guerre ; faites-lui des offres de service. M™^ DCBREUIL. i II a une pension qu'on devait augmenter. M™^ DE CRÉDICOURT. Promettez lui de la faire doubler , de la faire quadru- pler ; que nous importe ? M. DE BRETIGNAC. Il est peut-être désinte'resse'. M™^ DE CRÉDICOURT. Qui est-ce qui est dèsinle'^ressé ? {M. de Bretignac lui fait un signe ; elle s'approche de lui.) Elles n'ont pas fait attention. M™* DUBREUIL , à M. de Bretignac. Plus j'y pense et plus je trouve essentiel que vous voyiez M. du Rosnay. Je vais le présenter. M. DE BRETIGNAC. Je ferai là-dessus tout ce qui vous plaira. M™* DE CRÉDICOURT. Puis-je garder la petite comtesse ? M™* DUBREUll. >Iais certainement. {Elle sort a^'cc M. de Bretignac.) PROVERBE. 279 SCÈNE VIII. M"»' DE CREDICOURT , VICTORINE. M™^ DE CRÉDICOORT. Ce pauvre comte est bien tourmente'. VICTORIWE. Et moi aussi. M™^ DE CRÉDICOtJRT. Vous l'aimez donc un peu ? VICTORINE. Ce n'est pas cela; mais je ne croyais pas que ce mariage dût se décider ce soir. M™" DE CREDICOURT. Tant mieux, si cela se peut, {yictorine soupire.) Je n'ai pas encore pu vous deviner, ma chère enfant. Avez- vous besoin de conseils comme votre grand'maman ? Pre- nez-moi pouf votre M. du Rosnay, donnez moi votre con- fiance , vous verrez que vous vous en trouverez bien. VICTORINE. Aller si vile lorsque le père de M. [Edouard rompt des engagemens qu'il avait contractés pour son fils. On aurait dû au moins le prévenir. M™^ DE CREDICOURT. Il recevra un billet de part comme les autres, {f^icto- rine la regarde avec un léger frémissement.') Ne faut-il pas aussi lui demander son consentement? Je sais bien qu'en prolongeant cette incertitude, vous pourriez avoir encore quelques soirées agréables. Tenir des rivaux en présence, c'est assez amusant ; mais où cela vous mène- rait il? Jl faudrait toujours en finir. Sachez prendre une 280 REVUE DE PARIS, résolution une fois pour toutes. Je ne vois pas ce qu'il y a de si tentant à s'appeler M^^ Delatour. Il me semble qu'il faut être grosse et commune pour s'appeler Mm« De- latour. VICTORINE. La mère de M. Edouard , qui s'appelle M™^ Delatour , est mince et a l'air très-distingué'. M""^ DE CRÉDICOCRT. Epousez M. Edouard. Il est certain qu'il mettra bien de l'argent pardessus celui que vous lui aurez apporté; vous aurez des voitures, des chevaux ; vous pourrez vous faire faire des toilettes bien chères pour aller où tout le monde va 5 mais la cour deviendra un pays étranger pour vous. Le salon de madame votre mère est rempli ce soir de tous les nôtres, est-ce que cela ne vous parait pas mieux que la société que vous recevez d'habitude ? VICTORINE. Comme je n'y suis pas encore faite... M""'^ DE CRÉDICOrRT. Vous vous y ferez bien vile, comme on se fait à tout ce qui est bon. Vous êtes née comtesse ; n'allez pas contre le vœu de la nature. Un habit de cour vous siéra à mer- veille. Je voudrais déjà être au jour de votre présenta- tion, vous voir avec du rouge, beaucoup de rouge. VICTORINE. C'est bien laid. M™^ DE CRÉDICOIRT. Il faut cela , c'est l'éliquctte. Vous aurez les diamans *le madame votre mère. VICTORINE. Ma bonne maman m'a aussi promis les siens. PROVERBE. 281 M"**= DE CRÉDICOURT. Monsieur le comte ne manquera pas d'en mettre dans votre corbeille. Ce sera quelque chose d'assez rare qu'une femme présentée sans avoir fait d'emprunt, rien qu'avec des diamans de famille . VICTORIWE , soupirant. Oui... mais... M"^ DE CRÉDICOURT. Expliquez-vous. Je ne sais pas deviner. Qu'y a-t-il en- core de nouveau ? VICTORinE , avec explosion. Tenez , madame, si M. Edouard était comte, je ne dé- sirerais plus rien au monde. M™^ DE CRÉDICOURT. C'est pitoyable , mon enfant, il faut que je vous le dise. Comment! vous nous laissez convoquer le ban et l'arrière- ban des personnes les plus recommandables, sans vous soucier de l'esclandre que cela peut causer! VICTORINE , piquée. Ces personnes seraient encore plus recommandables qu'elles ne le sont , je ne vois pas ce qui pourrait les com- promettre d'être venues chez ma mère. ^ M™® DE CRÉDICOURT , d'un ton patelin. Réfléchissez donc qu'elles n'y sont venues qu'à cause de ce mariage. VICTORINE. Si l'on a cru m'engager par là, on a eu grand tort. Nous n'avions pas encore parlé, puisque même ma bonne ma- main n'a rien su que ce soir. On n'avait qu'à imiter notre discrétion. 282 PREVUE DE PARIS. m"® de CRÉDICOURT , lui prenant la main. Je crois qu'elle se fâcherait. VICTORINE. Ce serait avoir une singulière idée de nous que de pen- ser que nous nous trouvons très-honorées d'avoir reçu telle ou telle personne plutôt que telle ou telle autre. M"^ DE CRÉDICOURT. Qui vous parle d'être Irès-honorëe , ma chère amie? VICTORirïE. Certainement je n'entrerai jamais par grâce dans aucune famille. M™" DE CRÉDICOURT. Voilà sa petite tête aux champs. Au surplus , j'aime assez qu'on prenne les choses de travers ; cela prouve de l'imagination. Où voit-elle que nous croirions lui faire grâce, quand au contraire nous n'éprouvons pour elle que de la reconnaissance? Oui , de la reconnaissance. Depuis le temps que nous désirons marier M. de Bretignac sans avoir pu fixer son choix sur aucuu des partis que nous lui avons offerts, nous sommes dans le ravissement de ce que l'amour enfin a triomphé de lui. VICTORINE « secouant la tctc. L'amour ! M™* DE CRÉDICOURT. Oh! pour cela, il n'y a pas à en douter, c'est de l'a- mour et du véritable amour. Si vous éprouviez pour lui ce que vous croyez éprouver pour un autre, vous ne vous y tromperiez pas. Je suis sa confidente , et je puis vous afiirmer qu'il en perd la tête. 11 y a bien aussi de la vanitë dans tout cela. Comme depuis un temps immémorial les comtesses de Bretignac ont toujours passé pour des mo- dèles de perfection , il a à cœur de soutenir cette gloire de famille. PROVERBE. 283 VICTORINE , souriant. Quelle flatterie! M™* DE CRÉDICOURT. ' C'est la vërité. Dans une grande partie de la Gascogne c'est encore un dicton reçu en parlant d'une femme qu'on veut faire valoir : « Elle a la grâce des dames de Bretignac.o VICTORINE. Vous aimez donc beaucoup monsieur le comte, madame, que vous le défendez avec tant de chaleur? M™" DE CRÉDICOCRT. Je ne le défends pas , il n'a pas besoin d'être défendu , mais je vous vois hésiter, et cela me fait de la peine. Vous avez assez d'esprit pour qu'on puisse vous parler raison : mettez-vous bien dans la tête que le mariage ne se com- pose que de deux choses, l'amour d'abord, ensuite l'estime. Eh bien! qu'est-ce donc? Quand on aime un peu moins long-temps, on estime un peu plus vite, voilà tout. J'ai estimé M. de Crédicourt presque aussitôt mon mariage ; je ne m'en suis pas plus mal trouvée. VICTORINE. Voici ma bonne maman avec M. du Rosnay j ils vont me faire des questions. Rentrons au salon , madame. M™*' DE CRÉDICOURT. Rentrons au salon. {Elle sort a^ec Fictorinc après avoir salué Mme Carré et M. du Rosnay.) SCÈNE IX. Mme CARRÉ ET M. DU ROSNAY. M™* CARRÉ. M"»* de Crédicourt obsède celte pauvre enfant. 284 REVUE DE PARIS. M. DU ROSNAY. Me voilà ici : que voulez-vous me dire? M"^ CARRÉ. J'ai cru voir que vous ne vous amusiez pas des conver- sations que l'on vous tenait, et j'ai voulu vous en deTsar- rasser. M. DU ROSNAY. Vraiment, madame Carré , j'en suis très-reconnaissant; mais vous vous occupez trop de moi. M"*^ CARRÉ. Me suis-je trompée ? Vous n'êtes pas fort , monsieur du Rosnay, vous avezijesoin de ménagement. Je me suis déjà repentie vingt fois de vous avoir fait venir à cette soirée. IV'est-ce pas qu'on vous impatientait? M. DU ROSWAY, riant malgré lui. Vous êtes bien la femme la plus... M™^ CARRÉ. Dites tout ce que vous voudrez, ça m'est égal. Eh! mon Dieu, monsieur du Rosnay, on est trop heureux à notre âge d'avoir quelqu'un qui s'intéresse à nous. Pour peu que j'aie la moindre chose , vous faites une belle figure aussi. Ce pauvre M. Carré s'y entendait mieux que moi; il ne vous tourmentait pas tant ; mais chacun a sa manière. M. DU ROSNAY. On ne peut pas se fâcher contre vous. M"^ CARRÉ. Qu'est-ce qu'ils vous disaient donc ? M. DU ROS>"AY. Je vous conterai cela. M"* CARRÉ. Le salon de ma fille a l'air d'une invasion d'étrangers : PROVERBE. 285 des comtes, des marquis, des baronnes, des vicomtesses... Elle doit être enchantée, elle a toujours yisë à cela. M. DU ROSNAY. Il faut la laisser faire. M""" CARRÉ. Oui ; mais c'est que je crains qu'elle n'en soit déjà aux conBdences avec tous ces nouveaux venus. M. DU ROSNAY. J'ai cru m'en apercevoir aussi à quelques petites choses. • M™^ CARRÉ. Quand je vous le disais. Je parie que c'est cela qui vous aura contrarié. M'"» Dubreuil a tout plein d'esprit , mais elle est parfois un peu incoiiscqucnle. Un mot jeté en l'air ne lui paraît souvent qu'une gentillesse. Pour ces gens-là qui doivent être aux écoutes par intérêt pour leur M. de Bretignac , on devrait prendre garde à tout. M. DU ROSNAY. Ils sont venus me dire que je ne devais pas avoir de quoi vivre. M™^ CARRÉ. En vérité ! M. DU ROSNAY. A peu près. Ils veulent me faire rentrer en activité , à mon âge! Ils veulent faire augmenter ma pension. M"° CARRÉ. Vous avez dû rire. Vous m'avez répété tant de fois que, pour les gens de cour, puiser partout où il y a à prendre, leur paraissait une chose si naturelle. Ils vous parlaient comme ils se parlent entre eux. M. DU ROSNAY. Je ne veux pas passer pour un homme à plaindre; c'est une fausseté , je ne le suis pas. Vous savez mieux que personne que je ne me prive de rien. TOME m. 2^ 286 REVUE DE PARI S. M'*'* CARRÉ. Vous avei tant d'ordre ! M. DU ROSISAY. C'est qu'au contraire je n'en ai pas, M™* CARRÉ. Georges en a pour vous, cela revient au même. M. DU ROSNAT. Il est sûr que mon bon Georges est une providence. Je ne devine rien à sa manière d'administrer mes finances ; il trouve moyen de faire face à tout. Vous ne m'en avez jamais paru assez surprise. M'"* CARRÉ. Laissons cela. De quoi allez-vous vous embarrasser ? Vous avez remarqué sans doute une vieille dame , pres- que aussi vieille que nous , qui est si singulièrement mise. M. DU ROSNAY. C'est la marquise de Verfeuil. M""* CARRÉ. Eh bien ! cette marquise de Verfeuil s'était imaginée triompher de moi. u Qu'est-ce donc, ma bonne madame Carré, ra'at-elle dit en m'nbordaut de lair d'une reine qui veut bien s'humaniser, on prétend que vous ne nous aimez pas? n Je l'ai regardée comme vous savez que je regarde quelquefois, w Madame Carré , a-t elle repris alors d'un ton beaucoup plus convenable, est-il vrai que vous n'aimiez pas la noblesse ? — Moi, madame! Qui est-ce qui peut, dire cela? H y a plus de quara.ite ans que je suis liée avec M. le comte du Rosnay, dont assure ment la noblesse en vaut bien u»^ autre. — Sans contredit ; mais M. du Ro^nay passe pour cire un tant soit peu phi- losophe. — Philosophe î » Je l'ai laissée là. PROVERBE. 287 M. DU ROSNAT. C'est brusque. M"* CARRÉ. Tous appeler philosophe ! M. on ROSNAY. Ce n'est point une injure. M"« CARRÉ. Cela n'empêche pas que je voudrais que tout le moude vous ressemblât; la France serait bien plus tranquille. M. DU ROSNAT. Je vois que nous allons tomber dans la politique. M"** CARRÉ. Non , monsieur du Rosnay : mais je ne puis pas vous ca- cher que je suis contrarie'e de tout ce qui se passe ici. Ma petite Victorine , que l'on éblouit comme un pauvre oi- seau que l'on veut faire tomber dans un filet; sa mère, qui devrait avoir plus d'expérience et qui se livre elle- même avec un abandon inconcevable ; ce mariage que je vois s'avancer, s'avancer... SCÈNE X. Mme CARRÉ , M. DU ROSNAY , VICTORINE. VICTORINE , accourt d'un air très-ému et remet une lettre à Mme Carré. ^ Bonne maman, une lettre qu'on vient de me donner de la part de M. Edouard. C'est la première que je reçois de lui , je n'ai pas osé l'ouvrir et je vous l'apporte. M™^ CARRÉ. Bonté divine! comme te voilà, mon enfant. Calme- toi donc. Que crois-tu qu'il y ait dans cette lettre ? 288 REVUE DE PARIS. VICTORINE. Je n'en sais rien , bonne maman ; mais j'ai peur qu'il ne se doute de toutes nos folies. {Elle s'assied en pleurant.) M™*' CARRÉ. Ne pleure pas ; nous allons voir. Tu l'aimes donc encore? VICTORINE. Oh ! ma bonne maman , délivrez-moi de M. de Breti- gnac; c'est tout ce que je demande, M™^ CARRÉ. Pourquoi ne t'es-tu pas expliquée tantôt ? VICTORINE. C'est vrai. M. Edouard doit être bien mécontent. M™^ CARRÉ. S'il faut être témoin que tu n'as jamais hésité entre lui et M. de Bretignac, j'en suis témoin. VICTORINE. Ma bonne maman , que vous êtes indulgente! M'"'' CARRÉ. Pourvu que tu ne changes plus. VICTORINE. Vous n'avez pas d'inquiétude à avoir; mes réflexions sont trop bien faites. J'ai profité d'un instant où ils m'ont laissée libre , pour m'asseoir seule dans un coin du salon. Là , j'ai fermé les yeux et je me suis vue comtesse avec un habit de cour, beaucoup de rouge, des diamans; j'élais nommée quêteuse ; un duc me donnait la main ; mon nom était mis dans les journaux. Tous ces messieurs et toutes CCS dames que M. de Bretignac et M^^^ de Crédi- court nous ont amenés m'accablaient de ces complimens à bout portant dont ils m'ont donné ce soir un échantillon, et cependant je pleurais. PROVERBE. 289 M™* CARRÉ. Tu pleurais ! VICTORINE. Je pensais que tout cela n'était que de la vanité; qu'il faudrait pour ainsi dire renoncer à vous, à maman... M™* CARRÉ. Et puis à M. Edouard. VICTORITVE. Et puis à M. Edouard. Que des compliroens, des flatte- ries, n étaient pas de l'amitié, de la confiance; que ma vie n'allait plus dater que du jour de mon mariage; que tous nos parens, qui ont toujours été si bons pour moi» que M. du Rosnay surtout, ne me regarderaient peut-être que comme une idiote qui s'était laissé prendre à un sot orgueil, et qui méritait d'en être punie; que si j'étais malheureuse, personne ne me plaindrait... M"^^ CARRÉ. Tais-toi donc, tais-toi donc. Personne ne le plain- drait!... M. DU ROSWAY. Et cette lettre que vous tenez, vous ne voulex donc pas la lire ? M™* CARRÉ. Il n'oublie rien , ce bon monsieur du Rosnay. ( Elle lui présente la lettre.) Tenez, la voici, ouvrez-la. M, DU ROSNAY. Je ne puis pas ouvrir une lettre qui est adressée à M^lc Victorine. M™* CARRÉ. C'est que je n'ai pas mes lunettes. M. DU ROSNAT. Voulez-vous les miennes ? ( // lui donne ses lunettes. ). a5. 290 BEVUE DE PARTS. VICTORINE. * Comme le cœur me bat ! M*^^ CARRÉ. Attends un peu ; nous allons voir. {Elle ouvi^e la lettre et lit.) « Mademoiselle, ti Enfin je suis libre. « Voilà déjà un bon commencement. « Mon père est dégagé de sa parole. J'aurais été vous por- r> ter moirmême cette heureuse nouvelle si je n'avais » craint de rencontrer chez vous un M. de Bretignac qui ■n y est reçu depuis quelque temps. Dans la position incer- » taine où j'étais, je n'ai pas l'injustice de blâmer la con- « duite de madame votre mère ; mais jugez de ce que j'ai >i dû souffrir, m { A Victorine.) Il ne t'avait jamais parlé de cela? VICTORINE. Jamais, M. DU R0S5AY, attendri. C'est un excellent jeune homme. M™^ Carré, à Victorine. Entends-tu ce que dit M. du Rosnay, que c'est un ex- cellent jeune homme? M. DU ROSNAY. Vous n'avez pas fiini. M**"* CARRÉ. Non; il y a encore quelque chose. {Elle lit.) «t Grâce r, au ciel, me voilà sauvé; aussi demain , sans plus tarder, w irons-nous, mon père et moi, demander votre main à « Mtne Dubreuil et à votre bonne maman avec tout le » cérémonial requis en pareille circonstance. Depuis long- » temps je ne dormais guère; mais certainement cette « nuit je ne dormirai pas. A demain matin. >» Le plus heureux des hommes, Il Edouard Délateur. » PROVERBE. 291 Cela a-t-il le sens, commun? Cette lellre n'est pas pour moi; mais cette confiance , cette bonne foi , cette candeur de ce pauvre enfant, me rendent tout je ne sais com- ment. Va chercher ta mère , Victorine , je veux lui par- ler tout de suite; n'est-ce pas, monsieur du Rosnay? Il n'y a plus à balancer. Va , ma petite , va. VICTORINE. Oui , ma bonne maman. {Elle sort.) SCÈNE XI. M«« CARRÉ, M. DU ROSNAY. M™^ CARRÉ. Vous avez toujours aimé Edouard, c'est une justice que; je puis vous rendre. J'avais une frayeur horrible en ou- vrant cette lettre. Voyez donc, au moment où Victorine venait de me prier de la dégager avec M. de Bretignac , si Edouard eût rompu de son côté! 0 mon Dieu! ( Elle se laisse tomber sur un siège en mettant ses mains datant sa figure. ) H. DU ROSNAT. Bien! faites-vous du mal à plaisir. M"^^ CARRE. C'eût été affreux! M. DU ROSNAT. Quand les choses s'arrangent comme vous le désirez, à quoi sert de supposer ce qu'il serait arrivé si elles eus- sent tourné autrement? M™* CARRÉ. On n'est pas maîtresse de cela, monsieur du Rosnay. M. DU ROSNAY. Il faudrait pourtant en être maîtresse, madame Carré. 292 REVUE DE PARIS. Quoique je sois censé' le plus calme de nous deux , il n'en est pas moins vrai que vous n'avez pas une agitation sans que je la partage. Épargnez-moi du moins celles qui sont inutiles. M"^ CARRÉ. Serait-il possible , monsieur du Rosnay ? Vous ne m'aviez jamais dit cela ? Comment , depuis tant d'années vous avez partage toutes les agitations que j'ai eues ! Vous avez dû me trouver bien égoïste. M. DU BOS:^AY. Je croyais toujours que vous vous corrigeriez. M™^ CARRÉ. Mais non ; je vous trouvais l'air si impassible que je ne me gênais pas. J'espérais même quelquefois vous amener à fermenter avec moi. M. Dr ROS:VAT. Je fermentais en dedans. , M™* CARRÉ. Ah! que j'y prendrai garde à l'avenir. C'est une bonne leçon. M. DU R0S5AT. A présent , songez que vous attendez madame votre fille pour une explication sérieuse, que vous devez lui parler avec sang-froid , et que si vous conserviez rémotion où vous êtes, vous pourriez manquer votre but. M™^ CARRÉ. La fâcher peut-être? M. DU ROSIVAY. Mais certainement. M™^ CARRÉ. Comme tont ce que vous dites est juste î Plus j'y pense PROVERBE. 293 et plus cette explication me paraît difficile à cette heure. Vous resterez là au moins. H. DU R08NAT. Ce ne serait pas convenable. M™* CARRÉ. Vous me laisserez seule dans une circonstance aussi embarrassante ? M. DU ROSIVAT. Uamitié que vous avez pour moi vous fait illusion ; mais je ne suis qu'un étranger pour votre famille. M™« CARRÉ. Vous un étranger I M. DU ROSNAT. Entre nous c'est comme un blasphème j mais pour vo- tre famille c'est la vérité. M"® CARRÉ. Si je m'en rapportais à quelques mots que j'ai entendus ce soir , aux prévenances dont vous avez été l'objet , aux offres de services qu'on vous a faites , je parierais qu'il y a dans le salon de ma fille plus d'une personne qui ju- rerait... (Elle rit.) M. DU ROSTÏAT. Qui jurerait quoi? M™® CARRÉ, riabt toujours. Que vous ne m'êtes pas si étranger que vous le dites. M. DU ROSNAY. Expliquez-vou.<^. M"* CARRÉ. Je mettrais ma main au feu que beaucoup de ces gens- là s'imaginent que nous sommes mariés ensemble , par exemple. 294 REVUE DE PAKIS. M. DU ROS:VAY. Mariés ! M"* CARRÉ. Oui, maries ; et que s'ils en avaient la certitude peut- être seraient- ils moins presses de conclure. (^E lie regarde dans la coulisse. ) Monsieur du Rosnay , mon cher mon- sieur du Rosnay, j'aperçois M'»^ de Crédicourt et son pro- tégé qui viennent par ici. Voulez-vous me laisser faire? Soyez sûr que c'est une inspiration. M. DU ROSNAY. Prenez-y garde. M™"^ CARRÉ, à voix basse. Les voilà qui entrent, ne dites plus rien. SCÈxNE XIL M""» CARRÉ ET M. DU ROSNAY, scr le dbtart du théâ- tre; M«- DE CRËDICOURT et M. DE BRETIGNAC DANS LE FOND. M™* DE CRÉDICOURT , arrêtant M. de Bretignac. Ils causent ensemble, n'avançons pas. M™* CARRÉ, élevant la voix. Victorine a ia fortune de son père ; celle de sa mère lui reviendra un jour à elle ou à ses enfansj c'est toujours un très-beau parti. ( M. du Rosnay montre le plus grand étonnement ; M"'* Carré lui J'ai t signe de se taire.) M. DC ROSIfAY. C'est que vraiment je ne conçois pas... M"* CARRÉ. Mon avis est de ne déclarer notre mariage qu'après le sien. PROVERBE. 29S M. DU R0S5AT. Ne déclarer notre mariage qu'après celui de M''* Vic- torine ? M™* DE CRÉDICOIRT, bas à M. deBretignac. Qu'est-ce que je vous disais? M. DE BRETIGNAC. C'est clair. M™* CARRÉ. Il me semble que ma proposition n'a pas besoin d'autre explication. (Bas) Pour Dieu, taisez-vous! M™* DE CRÉniCOURT, à M. deBretignac. Eh bien ! que comptez-vous faire ? M. DE BRETIGNAC. C'est tout fait; je me retire. {// sort; M"" de Crédicourt le suit.) SCÈNE XIII. M'-e CAKRÊ, M. DU ROSNAY. M. DU ROSNAY. Ah ! madame Carre. M"»® CARRÉ. Ne me grondez pas; j'ai fait un chef-d'œuvre. Ils sont partis. H. DU ROSNAY. Je suis désolé. Ne crùt-on qu'un seul instant à cette folie, c'est encore trop. M™* CARRÉ, avec gaieté. Vous êtes galant. M. DU ROSÎT AY. On ne doutera pas que ce stratagème ne vienne de moi. 296 REVUE DE PARIS. M™^ CARRÉ. Il est vieux comme le temps. Parler haut pour punir des curieux , on n'a pas fait autre chose depuis le com- mencement du monde. Je suis étonnée que cela réussisse encore. M. DU ROSNAY. Vous qui ne mentez jamais ! M*"* CARRÉ. Bast! SCÈNE XIV. Mme CARRÉ, M. DU ROSNAY, M"'« DUBREUIL. M*"« DUBREUIL. Maman , qu'avez-vous fait ? M*"* CARRÉ. Qu'y a-til donc ? M"** DUBREUIL. M. de Bretignac vient de me tenir je ne sais quel dis- cours sans suite; il parle de mystère qu'on lui a fait; vous êtes mêlée là-dedans, M. du Rosnay aussi. M™e de Cré- dicourt, de son côté, prétend qu'il est humiliant pour elle d'avoir été mise en avant sans qu'on l'ait instruite de choses que tout le monde sait. Que leur avez-vous dit? M"* CARRÉ. Je ne leur ai pas ouvert la bouche. M™* DUBREUIL. C'est cependant par vous qu'ils ont l'air d'avoir appris ce'qu'ils savent. Si vous voyiez mon salon, on dirait d'une ruche effrayée. C'est un bourdonnement , des allées , des venues , des mots à l'oreille, des regards que je ne pour- rais pas définir. Il faut pourtant bien qu'il y ait un motif. PROVERBE. 297 SCÈNE XV. Mrae CARRÉ, M. DU ROSNAY, Mme DUBREUIL ET VICTORINE. VICTORINE. Maman, savez-vous que tout le monde s'en va? M™* DDBREUIL. Je n'ose pas retourner là dedans. Mettez-moi du moins au fait, que j'aie quelque chose à leur dire. M™® CARRÉ. Monsieur du Rosnay , que faut.il faire ? M. DU ROSNAY. Leur souhaiter le bonsoir. VICTORINE. Il n'y a bientôt plus personne. M™® DCBREUIL. C'est pourtant vous, mademoiselle, qui êtes cause de cet affront. M™* CARRÉ. Où vois-tu un affront là-dedans? Ce sont des gens qui sont venus et qui s'en vont. Us ne disent pas adieu ; ce n'est plus la mode. M"*® DUBREUIL. Sans les hésitations continuelles de Victorine... M. DU ROSNAY. Elle a hésitd comme on doit hésiter dans toutes les cho- ses sérieuses. M™* DDBREUIL. Enfin, monsieur du Rosnay, vous ne pouvez pas dire qu'il n'y ait pas de sa faute. TOME III. a6 298 REVL'E DE PARIS. 31°^* CARRÉ. Pas du tout. S'il y a quelqu'un de coupable , c'est moi, ou plutôt c'est M. de Brelignac. Tu parais étounëe; tu va» l'être bien davantage. Tu croyais bonnement que c'était à ta fille qu'il en voulait ; c'était à ta mère, ma chère amie. M™^ DDBRECIL. A vous î M™® CARRÉ, Je t'en fais juge. Il est entré un moment dans cette pièce, et, au lieu d'avancer jusqu'à nous , ce qui était assez naturel , croyant apparemment que nous ne l'avion» pas aperçu, il s'est tenu , avec M^^e de Crédicourt , là , au fond, contre la porte. Je ne sais pas pourquoi je me suis amusée alors à parler 'à M. du Rosnay comme s'il était mon mari. Je ne pensais pas que cela dût déplaire à M. de Brelignac ; cependant j'ji tourné la tête, il avait dis- paru. Donc c'était de moi qu'il était amoureux. 31™^ DUBREUIL. Je n'ai pas le droit de rien dire , maman; mais je crois que quand on veut marier une fille, il est quelquefois dan- gereux de pousser tiop loin les épreuves- M™*= CARRÉ. Je suis de ton avis; mais dans ce cas-lÀ il faut prendre un mari tout éprouvé. Tiens , Us cette lettre. ( Elle lui donne la lettre et Edouard.) M™^ DUBREUIL , après l'avoir lue. Elle est bien. M™"* CARRÉ. Elle est parfaite. Voilà un amoureux . du moins. M™*^ DUBREUIL. Comme les autres peut-être. ^« PROVERBE. 299 B*"* CARRÉ , avec enjouement. Je suis si rassurée sur le compte de celui-là que je ne me dëilis pas des propositions que j'ai faites à M. du Rosnay. M. DU ROSNAY , de tncme. Mais moi je les refuse. M™* CARRÉ. J'ai un bon caraclère , je ne m'en fâche pas. J'y met» une condition cependant , c'est que tous ne ferez plus chercher de logement en cachette. M. DU ROSNAY, "«n^ Vous saviez cela ! M*"* CARRÉ. Je suis plus Hne que je ne le parais. M"* DCBREUIL. Ne plaisantez pas , maman, c'est très vrai. m"* CARRÉ , avec bonhomie. Tu dis cela à cause de ma ruse avec M. de Bretignac. Si tu savais ce que c'est que d'être contrariée sans oser s'expliquer ! L'inte'rêt que je porte à Victorine m'avait rendue clairvoyante -, il m'e'tait démontré qu'on ne voulait de ma pauvre enfant qu'avec toutes ses perfections , c'est- à-dire sa forlune, celle de sa mère et la mienne; tu n'en étais pas aussi i^ersuadéc que moi. Que faire? J'ai peut- être été un peu vite , mais U FAUT CASSER LE NOYAU POUR EN AVOIR l'aMANDE. Théodobe Leclercq. »»\VVMVVVVV»Vt< VVVVVVVVV'-'-^^'^^*'^'*'''*^*'»'*'*'*'»'*^*'*^*'*^*-''^*'^^ *^^ * SOUVENIRS D'UN OCTOGÉNAIRE. C^s f^aints à mort (1772-1781). § lar _ LE THÉÂTRE. En 1772 , j'étais journaliste : tous les gens de lettres du dix>buitiéme siècle ont commencé ou fini par là; le journa- lisme était un apostolat de coterie , une croisade pour ou contre les philosophes , un combat à outrance avec la plume, où Ton taisait assaut d'adresse et d'esprit, de men- songe et d'impertinence ; car la littérature était partagée en deux camps qui s'attaquaient , se harcelaient sans cesse avec des victoires et des défaites alternatives : théâtre, religion, grammaire, science, orthographe, vers et prose, tout était pomme de discorde entre la gent irrita- ble des auteurs, tout allumait une guerre plus longue que celle de Troie. M. de Voltaire , retiré dans ses délices de Ferney , présidait comme un dieu invisible à ces débats journaliers qui avaient des échos en Prusse et en Hussie. Les bruits de coulisses, d'académies et de cafés, intéres- saient les cours des rois d'Europe ; on ignorait encore la politique. LITTERATURE. 301 J'avoue quecelte collision scientifique et littéraire s'ac- cordait noal avec mes idées paisibles d'art et d'études ; j'avais évité de tne déclarer pour l'un ou pour l'autre parti et d'épouser la querelle de ces écrivains de passion» pourtant je rédigeais VAnnée littéraire. Ce célèbre re- cueil, digne de son succès qui balançait la vieille renom- mée du Mercure de France , était devenu , sous la direc- tion de M. Fréron, le plus terrible adversaire des philo' sophes que j'aimais peu, à cause de leur orgueil, de leur injustice et de leurs ridicules ; j'admirais les chefs de cette école de démolition morale et méprisais la fourrai* lière d'adeptes nés de leurs paradoxes. Cependant je res- tais neutre dans ce conflit général, et je bornais ma tâche de collaborateur à quelques examens critiques de livres nouveaux , à des dissertations assez brèves sur certains sujets d'histoire et à des articles de littérature dramati- que. Ces derniers , qui alternaient avec ceux de M. Fré- ron, que M. Geoffroy n'a pas surpassés dans ses feuilletons du Journal de l'Empire , me procuraient mes entrées perpétuelles au Théâtre-Français que je fréquentais as- siducment pour étudier le répertoire et les acteurs : le répertoire était alors agréablement varié , quoiqu'on ne représentât pas plus de quatre grands ouvrages chaque année, et que les anciennes pièces eussent le pouvoir in- faillible d'attirer un public encore neuf d émotions j les acteurs, qui n'achetaient pas les applaudissemens du par- terre payant, exerçaient non un métier, mais un art que perfectionnait l'émulation; un début était une nouveauté curieuse dont on parlait plusieurs jours; les gens de let- tres et les grands seigneurs se donnaient rendez-vous à la comédie, où la foule était si empressée que plusieurs au- teurs se vantaient d'avoir fait écraser dix personnes à la porte du théâtre. Le ler décembre 1772 j'allai de bonne heure prendre po>ition à l'orchestre du Tlicàlrc-Francaia , qui occupait alors la salle des Machine? , aux Tuileries . depuis le 23 26. 302 REVUE DE PARIS. avril 1070. Les Muses avaient obtenu les honneurs du- Louvre, suivant l'expression d'un contemporain. Le Theàtre-Francais , qui s'est toujours entouré de la tutelle royale dès ses commencemens sous Charles V, fut long-temps à s'établir sur une ba^e solide et privilégiée; il erra de quartier en quartier avant d'être installé rue Guc'négaud , par la troupe de Molière , en 1673 ; il passa- ensuite au jeu de paume de l'Étoile, rue des Fossés-Saint- Germain-des-Prés , vis-à-vis ce fameux café Procopeoù J. B. Rousseau chantait ses infamies, où Piron réci~ tait son ode , où le sanhédrin littéraire tenait se»^ séances en jouant a ix échecs. Le mauvais état de cette- salle, construite par François d Orbay , força les comé- diens de chercher un autre local plus rapproché du cen- tre de la ville 5 les genlilshommes de la chambre, qui avaient des accointances avec Mesdemoiselles , intéressè- rent M™e la comtesse Dubarry à solliciter une permission, du roi pour que la salle des Machines fût livrée aux co- médiens , eu attendant qu'une nouvelle salle fût bâtie. Louis XV n'avait rien àiefuser à son Égérie de Lucienne. Cette salle, qui a été entièrement refaite et décorée 6OUS le directoire, avait déjà subi en 1770 deux méta- morphoses complètes, quand Louis XIV la lit disposée par Vigarani pour ses ballets , et quand l'ingénieux dé- corateur Servandoni y déploya toutes les merveilles de ses machines , qui lui laissèrent leur nom. L'entrée prin- cipale du théâtre était du côté de la place du Carrousel , par la petite rue i\ei Écuries, rasée depiùs pour l'agran- dissement de la cour du palais ; on entrait aussi par le jar- din , qui ne se firmaiL alors qu'à minuit; des issues étroites, des corridors étranglés et des escaliers incommo- des conduisaient à la salle , à peine éclairée par des lam- pes et des chandelles qui avaient noirci les dorures et im- prégné les murs d'une odeur d'huile fort désagréable; trois rangées de loges circulaient autour du parterre , exhaussé €u amphithéâtre, où le public restait debout ; l'orchcalic, LITTÉRATURE. 303 de vingt-quatre musiciens, formait un groupe au milieu de l'orchestre tics spcctalcurs réserve aux entrées , gran- des et petites, qui n'étaient pas aussi nombreuses qu'au- jourd'liui. La salle était sourde, à cause de la profondeur de la scène que ne masquaient plus les banquettes inso- lentes des marquis et des gentilshommes , mêlés aux co- médicns. Quant aux ornemens, ils devaient se ressentir du goût dépravé de la régence qui opéra sur les arts comme sur les mœurs , et rien ne répondait à la destination du temple de Thalieet jMelpomène ; arabesques, amours et bergeries enjolivaient le plafond et la toile ; on eût dit un boudoir du Parc-aux-Cerfs. L'alîiche avait annoncé le Comte d'Essex , ti'agédie eit cinq actes de Thomas Corneille, et une petite pièce de Bancourt -, comme Previllc se faisait remplacer dans soa rôle par Ponteuil, son élève favori , pensionnaire du théâ- tre, l'allluence était peu considérable , et le froid de 1» maison retenait au coin du feu les plus âdèles amateurs. J'arrivai enveloppé jusqu'au nienton dans ma houppe- lande fourrée; je saluai à peine Monvel père, inspecteur» dans la crainte de me coiffer d'un rhume , et je courus me blottir à ma place habituelle , derrière le gros Dumont , premier cor de chasse, du côté du roi. Pendant que je m'entretenais avec mon voisin de la nou- velle tragédie de M . de ^ oitaii e , les Lois de Minos, qu'on répétait tous les jours , j'entendis à ma gauche une voix de fausset qui murmurait le nom de Préville en raccom- pagnant d'épithetes mal sonnantes; je tournai la tète pour savoir quel audacieux s'attaquait à la colonne du théâtre, et je vis un jeune homme remuant, sautillant , porteur d'un énorme manuscrit; à sa taille médiocre et montagneuse , à sa ligure riante , colorée et mobile, à ses gestes vifs et capricieux, à son manuscrit surtout, je re- connus mon ancien condisciple Rillard , avec qui je fus élevé au collège Montaigu. — Billard! m'écriai-je , c'est loi, mon ami ! je suis en- chanté de te retrouver. 304 REVUE DE PARIS. — Mi foi! reprit-il, mon cher Jaicoh, ô Jour trois fois heureux ! j'ai achevé ma comédie ; et toi , que fais-ta à Paris ? — Je suis un peu plus qu*un libraire , un peu moins qu'un homme de lettres : bibliophile et journaliste ! — Journaliste ? Parbleu ! tu peux me rendre service, à moi , auteur dramatique. Hein ! te souviens-tu du Su- borneur^ pièce en cinq actes et en vers? Je n'eus pas de peine à rappeler mes souvenirs de rhé- torique, auxquels le Suborneur était naturellement lié. Cette pièce , ébauchée sur les bancs, après une lecture du roman de Clarisse Harlowe, faisait partie en quelque sorte de l'individualité de Billard qui s'incorporait à son œuvre et vivait avec elle. J'aurais compris le Suborneur sans Billard , plutôt que Billard sans le Suborneur ; c'était un enfant chéri, couvé, léché, élevé avec amour, quoique faible, laid et peu viable. Billard avait ce seul travers d'esprit, cette unique folie, étrange ténacité d'une idée fixe, terne reflet d'une lumineuse création de Richard- son; on ne guérit pas mieux une manie qu'une infirmité. Billard rimant sa comédie , la déclamant, l'admirant , la baisant, l'idolâtrant; Billard, poète et dramaturge, était un type original au collège , où les sots sont en ma- jorité et priment, comme dans le monde; on se moquait de lui et du Suborneur, on estropiait ses vers , on l'as- sassinait d'éloges ironiques : l'envie avait toujours l'avan- tage du nombre et des plaisanteries en ce sujet intarissa- ble. Certes Billard ne pouvait prétendre au génie, pas même au talent ; mais en dehors de sa comédie , où il se complaisait trop volontiers, il fallait reconnaître chez lui des qualités de cœur bien rares , qui me l'avaient fait aimer malgré les exigences de sa vanité littéraire, malgré le vernis de ridicule inhérent à ses prétentions d'auteur; il était bon, généreux et dévoué. \ Nous nous perdîmes do vue au sortir du collège qui fait tant de solides amitiés ; Billard retourna dans sa fa- LITTÉRATURE. 305 mille à Nancy, où son père était secrétaire du roi , re- ceveur des tailles ; Billard , que ne tentait guère un em- ploi honorable dans les finances, eût préféré se consacrer au théâtre et se fixer à Paris auprès de moi ; mais son père, homme positif et inflexible comme tous les finan- ciers, ne lui permit pas même de s'acclimater au séjour de la capitale et à la vie indépendante des gens de let- tres. — Je pars, m'avait dit Billard en étendant son manuS' crit ainsi qu'un bâton augurai , mais je reviendrai pour monter au Capitole et faire jouer mon Suborneur. Depuis quatre ans je n'avais pas eu de ses nouvelles, tant il est vrai que l'éloignement matériel équivaut à Toubli , et que l'absence produit l'effet de la goutte d'eau sur le rocher; elle raine les sentimens les mieux fondés, les plus inébranlables. Quelquefois il suffit du retour pour raviver en un instant ce qui semblait mort durant des années, pour faire resplendir des affections dès long-temps efiacées ; mais aussi combien de désappointemens à se revoir après une longue séparation , lorsqu'on s'est quitté dans l'âge mobile des impressions primitives ! Le moral a changé plus que le physique , et il faut recommencer une connaissance qui n'égale jamais le souvenir de l'ancienne. Billard, au premier aspect, me parut tel qu'il était resté dans ma mémoire ; ses formes grêles et menues, sa gibbosité tristement caractérisée , sa physionomie grima- çante et la pétulance de sa petite personne , me reportè- rent en idée à l'époque de nos études ; je m'aperçus qu'il ^tait étonné de la métamorphose que mon existence la- borieuse avait opérée dans mes traits pâles et amaigris. Hais je remarquai avec peine , en lui parlant , que sa manie avait augmenté au point d'être fatigante pour les autres et incommode à lui-même. Cette fatuité d'auteur débordait de tous côtés en paroles extravagantes; le pau- vre Billard , qui ne voyait rien au-dessus de sa pièce au. monde, croyait que le monde entier s'intéressait à sa 306 REVUE DE PARIS, pièce ; pour elle il avait un matin abandonne' famille , ^tat, fortune; pour elle il s'exposait à la colère pater- nelle, il supportait la gêne et les privations; mais jus- qu'alors le destin et le théâtre l'avaient peu favorisé : on. refusait d'entendre la lecture du Suborneur. — Mon ami , me dit-il avec mélancolie en montrant le tableau des réceptions d'ouvrages placé dans le foyer public où nous nous rendîmes ensemble , si mon Subor- neur était affiché entre la Confiance trahie , de M. Bret, et V Ecole des Mœurs , de M. Fenouillot de Falbaire , je prendrais patience et la route de JXancy pour apaiser mon père qui est ennemi né de l'alexandrin. Regarde : seize tragédies , dix grandes comédies , vingt-et-une petites pièces reçues ! La mienne seule vaut cela : je veux t'en faire juge. — Sans doute , nous la relirons , interrompis-je pour arrêter la bonne volonté du lecteur qui déliait son ma- nuscrit; mais j'espère te faciliter l'accès du comité par la protection de M. Préville, qui a bien certaines obliga- tions au journaliste — Préville I ce tyran superbe des auteurs inconnus ?^ Nous sommes en guerre , et c'est lui qui , de l'air d'un Sar- danapale , a congédié ma comédie et moi. — Diable! tu auras commis quelque imprudent , cri- tiqué le répertoire, applaudi le jeu de BrizarJ ou de Molé^ trouvé Ml'^ Raucourt laide et Mlle Préville belle... — Tu ne devinerais pas l'origine de cette querelle. Aus-^ sitôt débarquée à Paris, d'après le conseil de M. Bauvin, auteur de la tragédie des Chérusques, j'allai me présenter- avec mon manuscrit chez le sieur Préville, qui m'accueillit, en Mécènes et m'encouragea de belles promesses; je ren- contrai chez ce comédien un de ses élèves pensionnaires; de la Comédie, le sieur Ponleuil, petit-fils^d'un auteur^ du même nom , rempli de morgue et de sufllsance, touU gonflé de son mince talent. En6n , tel valet, tel maître!..» i — Pouteuil joue ce soir dans le comte d Essex pour \aC LITTÉRATURE. 307 première fois. C'est un jeune homme d'heureuses disposi- tions , enflammé de l'amour de son art ; il fait des progrès. — Je lui ai juré haine à mort, et voici pourquoi : Préville m'avait assigné un jour et une heure pour lui lire ma pièce; je n'eus garde de man({uer au rendez-vous , où Ponteuil devaitaussi se trouver} mais le laquais, qui mefit atleudre dans l'antichamhre, m'assura que son maître ne rentrerait pas avant la nuit, et qu'une belle duchesse le traitait à huis clos dans son hôtel; je feignis d'ajouter foi aux bonnes fortunes du vieil histrion qui se servait de la trompette complaisante de ses domestiques pour mentir à ses cheveux gris, et cependant je m'installai en homme déterminé à ne pas laisser échapper l'occasion — C'était de la persévérance en pure perle , et je tiens de bonne part que M. Préville n'est pas si vieux que les femmes s'en passent. — J'arrive à la catastrophe. Quatre ou cinq valets de livrée et un coureur vinrent s'informer comme il avait dormi. C'étaient des réponses qu'il fallait aux billets-doux parfumés qu'ils apportaient de Paris ou de Versailles. Ces gens étaient las et ennuyés. A défaut de cartes et de dés, je leur proposai d'écouter ma comédie, ce qu'ils acceptèrent avec reconnaissance. En vérité, ces gens-là ont un tact naturel que je préfère à ce goût apprêté et chicaneur de nos beaux-esprits. Ils sentirent les mérites de l'œuvre et jusqu'aux ûnesses de la versiQcalion. — Ces marauds, à coup sûr, éîaient fils de grands sei- gneurs sans le savoir; ils entreront a l'académie sous les auspices du maréchal de Richelieu , qui leur apprendra récriture et l'orthographe. — Tu ris; mais je te proteste que je ne souhaite pas de meilleurs aristarques. Ils battaient des mains avec en- thousiasme, lorsqu'au troisième acte, la porte s'ouvrit doucement , et Ponteuil allongeu la tète dans la salle pour voir qui causait cette explosion d'applaudlssemens et de fous rires. Il demeura stupéfait , et jeta unt: exclamation 308 REVUE DE PARIS, de surprise], à laquelle je ce>sai de déclamer. « Monsieur, lui dis-je polimeat , vous venez au plus beau moment , et s'il vous plait de vous asseoir, je vous mettrai au courant des deux premiers actes. — Monsieur, reprit-il brutale- ment, allez vous-en crier vos vers ailleurs; vous troublez notre repos. — Vraiment , monsieur, re'pliquaije; M. Pré- ville s'est-il fait celer pour moi. Demandez à mon audi- toire les excellentes choses qu'il a perdues. — M. Préville sera flatté d'avoir la desserte des valets, repartit 1 histrion, la main dans son jabot, en marquis de comédie ; quand on sait si mal vivre, on doit s'enterrer dans un cul-de-basse- fosse de province. — Cul-de-basse-fosse vous-même !..... m'écriai-je en éclatant. Votre urbanité, dont vous êtes si fier, serait insolence dans un monde plus relevé. En pro- vince, monsieur, on est exact aux rendez- vous, quels qu'ils soient. — Serez-vous exact à celui que je vous donne pour demain aux Champs-Elysées, à huit heures précises?... — Oui, monsieur. Invitez M. Préville à vous accompagner, et vous aurez regret du retard apporté à cette lecture... » — Vous vous êtes battu avec Ponteuil? interrompis-je brusquement. Quand celte affaire s*est-clle vidée'' Se bat- tre sans motif, et risquer de se faire tuer pour si peu! — Moi, me battre avec un histrion! fi donc! Passe encore pour le battre. Le sieur Préville, qui était renfermé dans le fond de son appartement , accourut au bruit, et se fit conter le sujet de la discussion , où le sieur Ponteuil s'em- portait en impertinences contre moi. Les deux histrions s'indignèrent tout rouge de ce qu'ils appelaient mon in^ congruité, et, selon leur expression, ne voulurent pas d'un mets où la valetaille avait mis les doigts. J'eus beau m'ex- cuser et m'humilier devant ces despotes comiques ; ils me renvoyèrent majestueusement, et me brouillèrent avec Ia comédie tout entière Le mal n'est guère réparable , mon cher Billard, et je crains que , dans ta franchise , tu n'aies enfoncé le poi- gnard au cœur de deux vanités de théâtre. LITTÉRATURE. 309 — Parbleu ! j'en appellerai au tribunal du public, et je lui dénoncerai mes ennemis jaloux de ma gloire. J'aurai le plaisir de sifller Crispin et Achille. — Mon amitié' pour toi ne peut être que partiale; ainsi je te vengerai de Ponteuil , pourvu que la justice me le permette. Il mérite une leçon à son tour, et la plume blesse à défaut de l'épée. Seulement je te recommande la sagesse, car Préville est puissant comme un abbé de cour, et une lettre de cachet lui coûterait un grand merci. Les nobles dames s'encanaillent volontiers , et le débutant Ponteuil lui-même occupe deux femmes de qualité. Pendant ces conseils de prudence , Billard , plein d'un projet insensé qui l'avait conduit ce soir-là au théâtre , méditait une retraite qu'il n'eût pas le temps de couvrir d'un prétexte convenable. L'orchestre accordait les in- strumens; on allait frapper les trois coups d'antique et so- lennelle tradition. 11 balbutia une espèce d'adieu, me serra vivement la main , et s'enfuit comme s'il appréhendait le voisinage de ma raison. Je le rappelai en vain , et ne le suivis point d'assez près pour empêcher l'esclandre dont je fus témoin en regagnant ma place. Billard était rentré dans l'orchestre, et, d'un signe, imposant silence aux musiciens, il monta sur la banquette, son manuscrit ouvert à la main. L'auditoire n'était pas nombreux ni choisi ; mais le parterre , badaud et curieux comme toutes les foules , accorda tout d'une voix l'au- dience qu'on lui demandait. Les yeux et les oreilles se tendirent à la fois vers Billard, qui, les joues animées, les regards inspirés et le bras levé , ressemblait à un Calchas bourgeoi.s. L'attention fut si généralement excitée par cette scène imprévue, qu'on oublia de s'égayer sur la taille contrefaite de l'orateur. — Messieurs, dit il avec une assurance imperturbable, je me nomme Billard, et suis fils d'un riche bourgeois de Nancy, receveur des tailles. Possédé de l'amour du théâ- tre, je vins à Paris pour y étudier les chefs-d'œuvre de TOME III. 27 310 REVUE DE PARIS. nos grands poètes, et pour faire repre'senler une comédie de ma composition. — Billard, luicriai-je, honteux pour lui de sa démarche extravagante, fu te feras jeter à la Bastille'. maudit Subor- neur.' — J'ai fait les visites d'usage aux comédiens, continua* t-il en gesticulant ; je leur offris ma pièce. Cette pièce , messieurs, comédie en cinq actes et en vers, intitulée te Suborneur , a emporté les suffrages de tous les gens de goût qui l'ont entendue. M. Bauvin, auteur des Chérus- ques , lui a promis un succès de longue durée. C'est un drame plutôt qu'une comédie, et vous savez les ressources qu'on peut tirer de ce genre sentimental qui nous vient des Anglais. — Monsieur, interrompirent ses voisins , il est tard, et l'on va lever le rideau; supprimez les détails inutiles pour en venir plus vite au but. — Eh bien ! messieurs , reprit Billard s'échauffant par degrés, cette pièce, fruit des travaux de six années , est condamnée à l'oubli sans paraître devant votre tribunal infaillible. Les histrions l'ont rrjetée , en haine d'un ta- lent qui n'aspire qu'à la gloire. Alors leur injustice , leur partialité et leur sottise, ayant abusé de ma patience, j'ai dû leur témoigner mon mépris, et leur déclarer guerre pour guerre. Il ne me reste donc plus qu'à en appeler au jugement du parterre. — Le Suborneur! crièrent aussitôt les plus turbulens, qui acceptent toujours une occasion daccroître le désor- dre. Silence! écoutez! pas de Comte (PEssex! le Subor- neur! Ces cris, soulevés par quelques-uns , furent répétés par les spectateurs tranquilles, qui applaudirent à cette mar- que de déférence pour leurs arrêts. Le tumulte devint plus bruyant à mesure qu'on récl.imail le silence. Les ac- clamations., les éclats de rire , les piétincmens et les sifflets couvraient la ritournelle dr l'orchestre , qui avait reçu LITTÉRATURE, 311 Tordre de prcluder ; mais on ne s'aperçut pas même que la toile (kait levée et que les comtes d'Essex et de Sals- burydtaient en scène sans pouvoir débiter leurs rôles, — Messieurs, dit encore Billard , modérant du geste l'impalience de ses auditeurs, je ne crois pas vous priver d'un vif plaisir en suppléant à la tragédie de Thomas Cor- neille, livrée aux doublures, et surtout au sieur Pon- teuil , que je vous signale comme un de mes ennemis les plus acharnés. Donnez-lui une leçon d'indulgence, ainsi qu'au sieur Préville, dont il est l'élève indigne, et dont il copie les manières arrogantes. Le Suborneur , pièce en cinq actes et eu vers, acte premier, scène première — Vous vous repentirez de ces paroles, monsieur le petit auteur, cria le comte d'Essex s'avancant jusqu'aux chandelles que le moucheur venait d'allumer. Je verrai demain si votre ép tez donc ! — Écoulons, clabaudait le parterre en e'raoi. A ge- noux, Ponteuil I Ces histrions méritent les étrivières ! Une prison à Ponteuil et à Préville! La comédie de Bil- lard! Chut! à bas ! Ponteuil avait beau se confondre en justifications hu- miliantes ; Billard avait beau s'époumoner à lire ses vers, on n'entendait que le mélange confus des cabales qui ébranlaient le plancher. Chacun prenait en main la dé- fense ou l'attaque; chacun sifflait ou applaudissait; tout le monde riait, excepté l'auteur et le comédien, qu'on n'écoutait pas plus l'un que l'autre. Enân un caporal 312 REVUE DE PARIS. .des gardes françaises , suivi de dix hommes, accourut du poste dans l'orchestre. — Monsieur, vous causez ici du trouble , dit le caporal à Billard qui ne suspendit pas sa lecture ; je vous somme de vous rendre au corps-de-garde de bonne volonté. — Messieurs , reprit Billard tout plein de sa comédie, je vous conjure de ne pas perdre un seul mot, et de me faire connaître votre approbation pour mieux punir l'a- réopage des histrions. — Monsieur , interrompit le caporal , piqué d'être si mal écouté , puisque vous m'y contraignez, je vous mon- trerai l'état que je fais de votre obstination. En prononçant cette ironie, le caporal lui mit la main sur le collet, et lentraîna rudement. Billard, s'imaginant qu'on en voulait à son précieux manuscrit, tira son épée, et fit mine de s'en servir ; mais les soldats la lui arrachè- rent , et le poussèrent à coups de crosse hors de la salle , malgré l'opposition hurlante du parterre, qui redeman- dait Billard et le Suborneur. Celte tempête fut presque apaisée par la répétition d'une scène semblable sur le théâtre , où Ponteuil fut entouré de gardes françaises , qui s'apprêtaient à le conduire au For-l'Êvéque, lorsqu'un spectateur opina malicieusement à ce que l'emprisonne- ment fût remis à la fin du speclacle. Mieux eut valu la Bastille à l'heure même pour le malheureux comte d'Es- sex, qui fut au supplice durant cinq actes! Les huées l'accompagnaient toutes les fois qu'il parais- sait, et sa grande infortune inspira peu la pitié; car ceux qui s'étaient munis de leur souper en poche lui adressè- rent certains projectiles que la parterre avait adoptés , dans ses fureurs , contre les comédiens. Le comte d'Es- sex, assailli de pommes crues et cuites, fut bien aise d'échapper à ces insultes en marchant à la mort. Il em- porta au For-l'Évêque une haine vigoureuse et un espoir de prochaine vengeance à l'égard de Billard , que l'audi- ioire n'avait pas cessé de rappeler avec le Suborneur. LITTÉRATURE. 313 Entre les deux pièces, quand Mole se montra pour an- noncer le spectacle du lendemain , on ne lui permit pas ae parler, et les cris redoublèrent jusqu'à ce que le com- missaire eût menace de faire évacuer la salle s'ils persis- taient. On se tut à contre-cœur, et on garda rancune à Ponteuil, qui couchait dans le domaine du roi. Ce fut iebouc émissaire que choisit le mécontentement unanime- Les paysans de Dancourt ne firent rire personne. Cependant Billard avait été mené au corps-de-garde , serré de près comme un malfaiteur. La colère lui ôtait la faculté de s'exprimer autrement que par des grimaces et des contorsions. Le caporal , qui tenait son épée à demi f ompue , le traitait avec dureté , suivant recommandation dérivée du théâtre. Je me présentai pour réclamer mon pauvre ami; mais le sergent-major, qui était prévenu contre le perturbateur, me renvoya plaider cette cause •devant le commissaire , qu'on s'était empressé d'avertir. Durant ces pourparlers inutiles, Billard était enfermé dans uue arrière-chambre du corps- de-garde avec quatre soldats qui veillaient à ce qu'il ne s'évadât point. Lui veillait plus soigneusement à ce que son manuscrit, qu'il pressait sur son cœur, ne lui fut pas enlevé. II se rassura bientôt en voyant qu'on ne songeait pas à son trésor, et il soupira de regret au souvenir de l'ingénieuse circon- stance qu'il avait fait naitre pour se produire en public. 11 ne rêva plus qu'à reparer ce contre- temps. — Mes amis, dit-il aux gardes françaises qu'on avait placées en faction à la porte, quoique je ne sois pas un scélérat ni même un filou , il est possible que mes ennemis me retiennent longtemps en vofre compagnie. Par bon- heur, je sais un moyen d'égayer ma captivité , v^t je veux vous faire juges du mauvais goût des histrions qui refusent nia pièce. Asseyez-vous donc, et veuillez prêter l'oreille à la lecture du Subo/neiir. Je vous promets à chacun deux écus de six livres pour vous engager à bien écouter. Les gardes françaises, à qui la consigne n'avait paa ^7- 314 lŒVUE DE PARIS, prescrit de défenses littéraires , se disposèrent à gagner de leur mieux la recompense promise , et soutinrent l'au- dition des premières scènes sans donner signe de vie. Billard en jubilation n'était pas moins attentif à s'écouter lire et rire. — Eh bien ! qu'en dites-vous ? s'écria- t-il en faisant une pose pour examiner l'impression de son débit sur la figure impassible de son public. L'exposition vous semble-t-elle claire et précise ? Comme l'intrigue est fortement nouée! La versiûca tion vous étonne sans doute, puisqu'elle m'é- tonne moi-même. Ce n'est rien encore; mais je vous per- mets de m'applaudir aux beaux endroits. Les quatres soldats applaudirent pour les huit écus de six livres , et le sergent major de service vint au bruit pour en savoir la cause. — Monsieur, vous arrivez au meilleur moment, lui dit Billard dont les yeux s'animèrent à la vue d'un cinquième auditeur; je lisais à vos soldats , pour les désennuyer, ma comédie que beaucoup de connaisseurs ont approuvée, entre autres M. Bauvin, auteur des Chérusques. J'ai con- fiance entière en votre esprit éclairé, et je ne doute pas que vous vengiez, par vos suffrages, mon Suborneur de l'impertinence des histrions. — J'ai interrogé des témoins , monsieur, répondit le sergent-major ; il n'est que trop vrai que vous avez mis l'épée à la main contre la garde; voire affaire tournera mal si vous n'offrex de puissantes garanties. Vous irez d'a- bord cette nuit au For l'Êvêque. — J'irai où il vous plaira, raais^auparavant laissez-moi terminer cette lecture, à laquelle vous m'obligerez de prendre pûrt. Le commissaire , que j'avais sollicité vainement de re- cevoir ma caution et d'ordonner la liberté de Billard» entra dans la salle où était celui-ci ; j'y pénétrai à sa suite en répétant mon plaidoyer pour la vingtième fois, et ga- rantissant les intentions honnêtes de ce fou dramatique. LITTÉRATURE. 315 le commissaire avait des instructions irop précises pour accorder quelque chose à mon éloquence d'ami. — Vous faut-il des pieuvcs?liii disais je en le harcelant de toutes parts, voici des noms honorables; M. Billard est d'une famille d'excellente 1 ourgeoiàie; il trouvera dix ré- pondans qui se feront un devoir d'amortir cette ridicule affaire ; M. de Sartines , que j'ai l'avantage de connaître , vous autorisera.... — M. Bauvin, auteur des Chérusques ^ ajouta Billard frappant sur son manuscrit , vous prophétisera la réputa- tion qui m'attend après les Corneille et les Molière. Mais je suis bien aise de voir s'agrandir le cercle de mon audi- toire; chaque applaudissement est un soufflet sur la joue des histrions. — Il fera plus clair demain pour débrouiller cette aven- ture , dit le commissaire d'un Ion qui n'admettait pas de réplique; ce quidam aurait injurié le roi et M™<= la com- tesse Dubarry , si l'on en croit la rumeur du théâtre : on peut toujours, sous le poids d'une telle prévention, le me- ner au For-1'Êvêque. Billard essaya de lire sa pièce aux guichetiers de la prison oii il passa la nuit, grâce aux bons offices d'une maîtresse de Ponteuil, qui, sans consulter ce dernier qu'elle avait délivré le soir même , envoya le lendemain l'auteur comique avec le Suborneur au Parnasse de Cha" rcnton. P.-L. Jacob, Bibliophile^ ^.^A AAA^^A^A^^^A VV^^A/^W^ W^iW* \A,A'V\'»<\A'»'*'% • WA ^AA^ V\'V\A V%A X^A W% W^'VAA DE LA SATIRE EN FRANCE DEPUIS LA RESTAURATION. MÉRY ET BARTHÉLÉMY. Barthélémy et Mëry ont fait de la poésie un sacerdoce politique, l'art n'a pas ete pour eux un but mais un moyen; il faut doncles juger sous un double rapport, comme ci- toyens et comme poètes. Il ne suflit pas d'examiner com- meutils ont manie leur arme , s'ils sont passes maîtres en escrime, mais sMls ont fait bon choix de plastrons et si leurs bottes ont frappe des adversaires flétris ou ridicules au profit de la morale publique ou selon le caprice de ressentimens privés. La fonction de satirique est une ma- gistrature trop haute pour qu'on en laisse l'exercice au premier venu sous prétexte de vocation poétique; le peuple n'avoue pour exécuteurs de ses arrêts , pour échos de ses imprécations , pour vengeur do ses droits, que des voix pures et des consciences sans reproches. Aus^i n'é- tait-ce pas une question oiseuse que celle qui s'agitait il y a quelques semaines en présence des tribunaux; les pré- tentions de l'avocat minislériel n'allaient à rien moins qu'à faire prononcerrincompctence de Barthélémy comme LITTÉRATURE. 317 juge de rhonneurd'autrui, et si M* Petit-Jean eût prouvé son dire, notre satirique se trouvait moralement déchu de ses droits. Heureusement, si le débat nous a rdvëlé une indignité , ce n'est pas celle du poète. Le sacerdoce satirique s'introduit aux époques de tran- sition pendant lesquelles la société sans garantie religieuse doit cependant se défendre contre les assauts que lui livre incessamment l'égoïsme effréné de ses membres. La venue du poète satirique indique la déconvenue du prélre; c'est la dernière ressource de la morale outragée ; quand les avertissemens paciBques sont accueillis par la risée, la mansuétude des cœurs honnêtes n'est plus de saison. Il faut un stygmate aux fronts où la rougeur ne monte plus. La fibre morale ayant cessé de vibrer, en désespoir de cause on essaie de la douleur physique. Le fouet de la satire nous blesse matériellement en nous signalant, corps et ame, à la haine, au mépris public, car le vers du poète que la vue du coupable réveille dans tous les mémoires est comme un écriteau qui se promène avec lui. Mais la satire punit sans corriger, elle blesse, elle irrite ceux qu'elle poursuit sans les amener à résipiscence. Souvent même, et en cela elle nuit à la cause qu'elle prétend servir, elle pousse à l'impudeur les visages qu'elle flétrit. La satire est le châtiment et non le remède de la cor- ruption. Aristophane peut, aux applaudissemens du peu- ple assemblé, qualifier ses orateurs, ses poètes et ses magistrats d'un nom qui n'a pas même d*équivalent dans le vocabulaire énergique des marins; mais Athènes n'en aura pas moins ses Cléons et ses Dt'mades. Juvénal ne se lasse pas de poursuivre Crispinus, mais Crispinus et ses pareils, aussi infatigables dans leurs vices que Juvénal dans ses poursuites, bravent insolemment les traits du poète et les mépris du peuple. Dans ces jours de corrup- tion sans vergogne, la satire donne de la prudence au menu des pervers qui , par une double faiblesse , cèdent au respect humain comme au vice ^niais les forts ajoutent 318 REVtJE DE PARIS. le cynisme aux déborderaens et doryient un masque de courage à l'immoralité. Toutefois, dans cette lutte, le satirique , au lieu de lâcher prise, s'irrite de l'impuissance de ses traits, il en aiguise le fer pour les rendre plus pé- nétrans, dans l'espoir d'atteindre la chair vive et d'arra- cher enfin au coupable un cri de douleur vengeresse. C'est là tout ce que l'homme peut contre la corruption ; il de'- chire, il cautérise, mais la vie qui régénère est ailleurs. Voilà pourquoi, tout en applaudissant au châtiment, on éprouve je ne sais quelle tristesse profonde sur la desti- née de l'exécuteur et de ses victimes. Pour moi, je ne me suis jamais senti plus découragé qu'en voyant tant de supplices stériles. Au reste, il faut bien l'avouer, à côté et à l'ombre de ces hommes au cœur chaud, aux nobles senlimens, aux passions désintéressées, et qui seuls ont le droit de pren- dre en main la cause de la morale , il s'élève trop souvent de faux satiriques , comme autrefois les faux prophètes, qui fout servir à des ressenliraens misérables une arme dont l'emploi n'est légitime qu'à la condition d'être social. Combien d'esprits légers ou pervers frappent au hasard ou à dessein, par simple caprice ou par une odieuse pré- méditation , des travers réels ou supposés, dont la révéla- tion désigne à la haine ou au ridicule, plus mortel que la haine, des plastrons, les uns inoffensifs, les autres hono- rables, sans profit pour la cause commune, et souvent au scandale des gens de bien que blessent tous les outrages faits à la vérité ainsi qu'aux lois de l'étiquette morale et du avoir-vivre. Ces marrons de la satire ne font pas le moindre fléau d'une société corrompue; leur lâche indus- trie déconsidère le sarcasme et brise le dernier ressort moral en provoquant à l'indilférence en matière d'hon- neur. D'autics mettent la satire à q^^gcs, et c'est grande honte , car elle doit remonter et non descendre, et partir du peuple pour aller frapper ceux qui se gorgent de ses trésors ou font trafic de son honneur. Quand elle aiguise LITTÉRATURE. 3l9 ses traits dans les cours ou dans les antichambres, et qu'elle se produit sous une livrée, ce n'est plus qu'une prostituée dont la de-gradation soulève le cœur. Mais revenons à Mery et Barlhelemy , et voyons si la France peut les avouer dans leur» terribles exécutions. On n'a pas oublié quelle guerre les deux athlètes , frères en poésie et en patriotisme, 6rent aux ministres de la restauration et au parti religieux qui les poussait si vive- ment dans des voies de réaction. Cetle guerre commença a une époque où la promenade du héros d'Andujar, comme on disait alors, venait de donner une armée à la restau- ration et un certain relief de gloire aux dociles inlrumens de la sainte alliance. L'ennemi était en forces, soutenti par une administration compacte, homogène, toute con- fite en dévotion et en dévouement, servi à souhait par une majorité parlementaire telle que jamais ministre n'eût osé la rêver ; armé de toutes [ ièces en l'honneur de l'autel et du trône, il semblait à l'épreuve de la balle et du sarcasme. C'est le moment que nos poètes choisirent pour le défier. II ne fallait pas moins que tant de puissance pour les mettre eu humeur de guerroyer, car c'est là le propre des nobles cœurs; ils appellent de forts adver- saires. Le bulletin des exploits de Barthélémy et Méry forme une histoire des méfaits de la restauration pendant plusieurs années. Leur début fut une escarmouche ; ils préludèrent par les Sidienncs à la f^illéliade , épopée satirique qui fut le Marengo des deux champions de la cause libérale. Déjà ils avaient attaqué corps à corps un adversaire non moins puissant, le jésuitisme, dont ils avaient livré au public les secrets enfermés jusqu'alors dans les murs de Montrouge et les conciliabules du pan- dëuionium. Par eux et grâce à l'indiscrétion de quelques adeptes, les noms de ces nouveaux saints entrèrent dans le donjaine public. Ce fut une précieuse conquête; car nommer un jésuite c'est le démonétiser, puisque l'hypo- Cfhie n'est qu'un dëguiseracnt. Il faut se reporter à l'épQ. 320 REVUE DE PARIS, que où ces coups furent perlés, pour apprécier le courage de ceux qui se désignèrent ainsi au ressentiment d'uue secte qui poursuivait ses vengeances avec autant de per- sévérance que ses projets ambitieux. VEpiU'e aux Jé- suites précéda Rome à Paris, comme les Sidiennes avaient précédé la niléliade. Celait encore rescarmouche avant la bataille. 11 faut remarquer dans toutes ces attaques un instinct de destruction merveilleusement inspiré , et qui poussait à un avenir dont la révélation fut complétée pour quel- ques-uns par une crise imprévue. Sous le couvert de M. de Villèle et des jésuites on battait en ruines, les uns avec intention, les autres sans penser à mal , la légitimité et le catholicisme. Toutefois il est vrai de dire que l'opinion se montrait alors fort modeste dans ses vœux, et que si l'on s'était laissé aller doucement au mouvement des cho- ses , le dénouement n'eût pas été aussi brusque. On dési- rait, sans trop l'avouer, que la légitimité s'exécutât de bonne grâce, à petit bruit, à sa convenance même. On lui donnait du temps , pour sauver les apparences. Si elle eût voulu prêter les mains à cet arrangement , nous au- rions encore , à l'heure qui sonne , de l'encens pour des vertus de convention, et du respect pour une infaillibilité qui mettait notre foi à une terrible épreuve. Ce régime neutre, sous lequel cheminaient de conserve la liberté et le droit divin faisant assaut de courtoisie tout en cher- chant à s'entamer mutuellement , aurait encore tout no- tre amour, sans ce malheureux coup de tête du droit divin si funeste au plus merveilleux chef-d'œuvre de statique qui se fût vu de mémoire d'équilibriste on de doctrinaire. L'illusion qui maintenait cette fantasmagorie s'est dissipée au grand jour du combat ; cl, bien que depuis on ait ap- pliqué avec une apparence de succès le galvanisme poli- tique à la résurrection de certains corps, ceux qui sont moru sont morts, comme dit fort sensément Boileau. Mais ne récriminons pas contre le passé, puisqu'aussi LITTÉRATURE. 32l bien nous ne pourrions, malgré la meilleure volonté' , le contraindre à s'amender. Le plus sage est de prendre le présent tel qu'il nous l'a fait; on a troublé notre ordre public, rogné nos recettes , crevé nos théories comme des bulles de savon. C'est un cruel désappointement , mais que faire à cela, sinon des patrouilles , même le coup de fusil, chose horrible! des économies et de plus mûres ré- fle.xions. Au reste brisons-là , de peur d'entreprendre sur les droits de nos confrères sujets à cautionnement, Barthélémy et Méry sont les échos de la voix du peu- ple, ils répercutent en vers harmonieux ses acclamations comme ses cris de haine. Fendant les loisirs que le règne de M. de Martignac fit à la satire, les deux poètes popu- laires , toujours fidèles à leur mission, se recueillirent pour élever un monument à la gloire de Napoléon. La campagne d'Egypte leur offrait dans sa réalité historique une épopée toute faite. Le théâtre n'était pas moins poé- tique que le héros , et les exploits de la France sur le sol d'Afrique, au pied de ces Pyram.des si chargées de souvenirs, laissaient bien loin en arrière les grands coups d'épée des compagnons de Godefroy. D'ailleurs cette ex- pédition aventureuse vivait dans l'iniag nation du peuple, entourée de prestiges et de merveilles. Conçue avec mys- tère , accomplie avec éclat sur un théâtre lointain, elle était pour nous comme une autre argonautitjue, une se- conde guerre de Troie, une croisade politique, la con- quête d'une route nouvelle pour arriver aux Indes; nous retrouvions en Bonaparte, avec .son cortège de héros, Jason, Achille, Renaud, Vasco de Gama. 11 n'y a pai d'homme de notre âge qui dans son enfance n'ait senti son cœur battre plus vivement ou se serrer, par une sorte de terreur mêlée d'admiration,'en présence d'un soldat cuivré par le soleil d'Egypte. La corde poétique était donc ten- due dans nos âmes quand Méry et Barthélémy la firent vibrer par la puissance de leur inspiration; ils trouvèrent toutes les lyres intérieures à l'unisson de leur voix, et ne TOMs m. a8 322 REVUE DE PARIS, furent que les coryplie'es d'un chœur immense. C'était la condition de leur succès, car une épopée n'est possible que quand elle existedéjà dans l'imagination des peuples. Aussi trois fois risibles sont les efforts de ceux qui fouillent l'histoire et remuent la poussière des tombeaux pour en faire sortir des héros ; ils travaillent eux-mêmes pour la tombe et préparent de nouveaux hôtes à la populeuse Nécropolis, où reposent pêle-mêle Childebrand, Moïse, saint Louis, Charles-Martel , Philippe-Auguste , les Ger- mains, et tant d'autres dont je pourrais vous révéler les noms. Telle ne sera pas la destinée de Napoléon en Egypte. Toutefois ce serait abuser de l'hyperbole que de placer cette œuvre remarquable à côté des grandes compositions épiques que la France admire avec envie dans les autres littératures; c'est une esquisse brillante, mais ce n'est guère qu'une esquisse , ou si l'on veut, une épopée de che- valet. Méry et Barthélémy , si bien mêlés au mouvement po- litique du siècle , ne furent, par une destinée qui leur est commune avec Béranger , aucunement compromis dans la querelle littéraire qui émut si fort les loisirs de la restauralion. On n'a jamais songé à les rallier, soit au romantisme, soit au classicisme : il semble qu'ils auraient été déplacés d.ms l'un comme dans l'autre camp. Nous parlions tous de leur talent, non de leur bannière poéti- que. C'est que dans cette question , qui fut toujours obscure pendant qu'on la débattait , et qui paraît mes- quine aujourd'hui qu'elle est éclaircie, la seule ilistinctioa qui fût généralement saisie f.iisait de la bizarrerie l'attri- but du romantisme , et de l'insipidité le privilège du classicisme. La poésie de nos deux Marseillais, n'étant ni bizarre ni inspide, se dérobait naturellement à la nouvelle classification. Méry et Barthélémy avaient mis en pratique, sans aucune vue de système et par l'instinct d'un heureux génie , le précepte d'André Chénier , Sur dei pensera nouveatu faiiODi dei veri antiquen. LITTÉRATURE. 323 Kourris de fortes études , ils continuèrent les traditions de la littérature des deux siècles qui avaient précédé. Loin de composer dans un esprit de réaction et de porter aucun défi , soit à la langue de nos pères , soit au goût du public, ils prirent, comme Béranger, le grand chemin de la poésie, en redisant les scnlimens du peuple dans la langue du peuple. Ils ont gouverné avec adresse entre deux écueils, la trivialité de quelques novateurs et la no- blesse flasque et guindée de la mauvaise queue de la vieille école lis ne reculent ni devant le mot propre ni devant la périphrase , et prennent Tun ou l'autre selon le besoin du sujet , loin de toute préoccupation systéma- tique. Quant aux idées, ils ne les passent ni à l'ulambic « ni au tarais , et on ne voit pas qu'ils se soient tourmenté* du désir insensé De ne penser jamais ce qu'un autre a pensé. La fraternité poétique de Méry et de Barthélémy a soulevé une question sur laquelle la curiosité publique est restée longtemps indécise. Il s'agissait de savoir quelle était la part de chacun dans Tceuvre commune; si la composition était coopérative ou distincte, si Tun pour voyait la communauté de colère, l'autre de gaieté; s'il< apportaient, celui-ci la forme, celui-là le fonds. Quel- ques critiques supposèrent que le plan d'une composition une fois arrêté, les deux amis se partageaient la besogne et mettaient bout à bout le produit d'un travail isolé. M. Louis Reybaud , qui est reçu en tiers dans l'intimité des deux poètes , poète lui-jnèrae et critique distingué, a trahi le secret de ce travail mystérieux, dans une notice fort remarquable. « Croyez-en , dit-il , ma parole désinté- ressée, ils travaillent à deux , ensemble , à la fois ; leur manipulation poétique n'est point individuelle, point isolée , elle est simultanée , collective. Ils sont là en face l'un de l'autre , assis , couchés , debout , piétinant oo 324 REVUE DE PARIS, frappant du poing , accoudés sur la table ou renversés dans un fauteuil , galvanisés tous les deux par le dieu intérieur, soufflant à la fois sur la même pensée, la je- tant d'abord informe et confuse , puis se la ballottant , la polissant tour à tour, la recueillant en6n brillante et com- plète sans qu'on puisse dire qui lui a donné le plus de forme etde couleur, le plus de vie et de chair. Dans ces scènes de création tout énigmatiques pour des tiers, il se passe entre lesdeux acteurs solidaires des choses étranges d'intuition, de gestes intelligens, de tours elliptiques, de tics nerveux qui ont une parole. Ils se sont fait, pour travailler ainsi , une pantomime maçonnique, une langue de mages, un dialecte d'hiérophantes. « Ce témoignage irrécusable constate le point de fait , mais il reste un problème à résoudre. Com- ment s'est opérée cette fusion de deux intelhgences en une seule? comment deux hommes diff'érens d'âge, de caractère et d'esprit, que n'unissait point cette amitié d'enfance que rien ne brise, ont-ils pu se confondre et se compléter l'un par l'autre ? La foi politique a fait ce pro- dige; elle a rapproché ces natures si fortement contras- tées, comme l'étincelle dont le feu détermine l'explosion de deux nuages chargés de ces fluides ennemis qui se mêlent en enfantant des tempêtes. Mauvaise métaphore! mais il faut en finir. GÉRVZEZ. IW><\VVVV¥VV^%%V»'»AA<'V«'VV*'VV^VV»'»^'»^'V*'<^"»'*'**'*'^'*^'^^^'*'*^*^^^^^*^^*^^^ CORRESPONDANCE LITTERAIRE. LETTRE M. LE VICOMTE DE CHATEAUBRIAND, % "Sï. (e ^'itecUnv ic h ^^vm i^e ^an$. Préfecture de police , ce 33 juia 1882 . Monsieur , Permettez à un pauvre poète de faire entendre ses do- léances, et de chercher dans votre journal une consolation à une injustice. Vous avez peut-être ouï dire qu'il m'est arrive ces jours a8. 326 REVUE DE PARIS, derniers un petit accident : on m'a conduit à la Préfec" ture de police pour un crime d'e'tat dont le soupçon m'a beaucoup moins affligé que l'oflense qui m'oblige à porter plainte à votre tribunal; je reconnais la compétence lit- téraire. Vous saurez donc , monsieur, qu'amené à la Préfecture de police à l'heure oij les muses se couchent et les hommes se lèvent, on me déposa d'abord dans une pelile chambre de six p is de long sur cinq pas de l.irge. Un lit de sangle , une cha-se, une table, une planche et un seau composaient mon ameublement. Ma fenêtre , percée haut , était munie de hons barreaux de fer qui me laissaient voir quelques toits gothiques et les chauve-souris volant à l'enlour : force cris dans les cours et dans les loges environnantes, hur- lemens de fous, sanglots et chansons, ris et larmes, piéti- nement de chevaux, fracas de sabres traînans, etc., etc. Le soir M. le préfet de police me vint chercher, et me conduisit dans ses appartemens , où je fus comblé de soins et de politesses. Mais revenons à ma grande affaire. Pendant les douze ou treize heures que je passai dans ma grotte, Apollon me visita Un Anglais dont je suisPami depuis long-temps avait perdu sa Bile unique , à peine âgée de dix-neuf ans. La veille même de mon arrestatiob, j'avais vu le cercueil de cette jeune fille descendre dans la fosse ; on avait déposé une couronne de roses blanches sur le cercueil, et la terre s'était refermée pour toujours sur la jeune file et sur la jeune Jleur. Cette image , em- preinte dans ma mémoire, se reproduisit malgré moi dans un petit chant funèbre divisé en quatre lais. Jusque là tout est bien ; mais, monsieur, voici Pinjure. Pourriez-vous croire qu'en imprimant ce poème on m'a fait manquer à la mesure d'un vers alexandrin? On m'a fait dire : VipuT chêne. 1^ «emp» f«Uf*>e >ur ta r^ittf , LITTÉRATURE. 327 N'est-ce pas , monsieur , attaquer l'honneur d'un poète dans sa partie la plus rive ! On a beau dorer la pillule, me flatter d'une agréable négligence , j'ai senti l'homicide acier Que le traître en mon sein a plongé tout entier. Grâce à Dieu, je puis prouver mon innocence comme dan» la conspiration adjointe à mes vers. Je n'accepte ni la faute , ni la correction inçiénieuse de quelques ami» prompts à cacher ma honte. Je n'ai point écrit avec une syllabe de moins : Vieux chêne , le temps fauche sur ta radne , je n'ai point écrit avec une syllabe restituée: Et vieux chêne , le temps fauche sur sa racine , j'ai écrit: Vieux chêne ! le temps a fauché sur ta racine , Il est vrai qu'en maintenant cette leçon je me déclare de l'école romantique , je romps le vers à la barbe de Boi- leau, et place l'hémistiche à la troisième syllabe au lieu delà sixième; je dis, comme l'aurait déclamé Talma : Vieux chêne! avec un repos; puis tout de suite et tout d'une haleine : Le temps a fauché sur ta racine, Jeune JilLc et jeune jleur. Mon oreille demeurée classique , en contradiction avec mon esprit romantique, n'est point choquée de celte césure; elle y trouve une sorte d'eupho- nie rapide et triste, imitative de l'action du temps, qui d'un seul coup de faux abat la jeune fille et la jeune fleur. Ne faudrait-il pas aussi, pour contenter messieurs les classiques, qu'au régime pluriel, roses sans taches, je donnasse un verbe gouvernant enlevé par l'ellipse ? Et no» licences y monsieur, où en seraient-elles? Les libertés du Parnasse seraient-elles mises aussi en état de siège contre le trxte formel de la charte-Homère? Je proteste par- 328 REVUE DE PARIS. devant MM. Bëranger , Lamartine, Hugo, etc.; et entre les mains de M'^^* Girardin, Tastu , Valmore, etc. Voici les stances telles qu'elles sont tombées de mon souvenir : Il descend le cercueil , et les roses sans taches ' Qu'un père y déposa , tribut de sa douleur ! Terre, tu les portas! et maintenant tu caches Jeuno fille et jeune fleur. Ah ! ne les rends jamais à ce monde profane , A ce monde de deuil , d'angoisse et de malheur : Le vent brise et flétrit , le soleil brûle et fane Jeune fille et jeune fleur. Tu dors, pauvre Élisa , si légère d'années! Tu ne crains plus du jour le poids et la chaleur. Elles ont achevé leurs fraîches matinées , Jeune fdle et jeune fleur. Sur la tombe récente un père qui s'incline De la vierge expirée a déjà la pâleur. Vieux chêne !... le temps a fauché sur ta racine Jeune fille et jeune fleur ! J'ai bien peur, monsieur, qu'à travers l'insouciance affectée de cette lettre un sentiment pénible n'ait percé: La bouche sourit mal quand les yeux sont en pleiirs , a dit Farny après TibuUe. ËlisaFrisell a été scellée dans sa tombe le jour même où je devais être écroué dans ma prison. Hélas! la muse de l'amitié n'a pas la puissance de prendre par la main la jeune morte , et de la ressusciter pour son père. J'ai l'honneur d'être , monsieur, avec la consiération la p lus distinguée , Votre très-humble et trcs-obéissant serviteur, Chateaubuiaud. »/\/v\<\/\n.\ %vv\'vvv\'vw» w» ^ v\'v wt;\i'v»,v»'vvv>'vvvwvvvww w\a %vi% — ACADÉMIE FRANÇAISE : Reccplion de M. Jat. — S'il est quelque chose d'usé en littérature, c'est Tépigramnie contre l'Académie. Il faudrait plaindre l'Académie de ce symptôme indirect de sa décadence, si elle était le seul corps d'un autre âge dont les révolutions de nos jours eussent effacé l'importance relative. Mais quelle est celle de nos institutions anciennes qui pourrait se croire de- bout parce qu'on lui aurait rendu son ancien nom ? Ce fut un contre- sens que fit Louis XVIII, lorsqu'il refusa ea i8i4 de rétablir les parleraens , parce que les magistrats ne portaient plus de perruciue à mortier, et qu'il crut pouvoir ressusciter plus naturellement « la fille du cardi- nal de Richelieu. « On ne restaure pas plus en littérature qu'en politique, dirions-nous, si nous osions amplifier une idée du nouvel élu, qui comptant parmi ses titres une histoire du grand cardinal, a pu sans effort renou- veler dans son discours l'éloge jadis sacramentel dont les récipiendaires se dispensent aujourd'hui assea volontiers. Depuis i8i 4 l'Académie a bien essayé quelquefois d'être et de se mouvoir dans notre France plus politique que littéraire ; mais s'il s'est trouvé des^ sceptiques qui ont constamment nié sa vie et son mouvement , il est à crain- dre que sa dernière solennité n'augmente le nombre des incrédules. Puisqu'un critique doit avant tout confesser ses impressions personnelles, je dirai que je me suis laissé inviter à diner, au sortir du palais des arts , par un aca- 330 REVUE DE PARIS. démicien , à titre de dédommagemeDt des trois longues heures de la séance : je ne fais donc mon bulletin qu'a- près avoir rétabli l'équilibre demonimpartialité. M. Jay a pris le premier la parole; sa tête commence a grisonner , son débit et son accent accusent encore son origine gascone, mais sonsourire est assez fin; son regard est bienveillant; il a été écouté attentivement et quel- quefois applaudi, sans enthousiasme néanmoins, car sou style et sa pensée appartiennent au genre modéré; ce n'est pas précisément le genre qui émeut la partie en évidence d'un auditoire académique, je veux dire les dames, que la galanterie des quarante a soin de grouper artistement dans l'enceinteprivilégiée. Lesamisde l'orateur voudraient en vain faire valoir l'embarras d'un rédacteur du Consti- tuf/o/meZ,obligéde faire l'éloge d'un abbé. Le mérite du dis- cours académique est dans le tour de force des allusions et des phrases à double sens; qu'importe VathlcteF II y a tou- jours Castor et Pollux pour Simonide : car l'académicien qui a terminé la séance nous a fait un cours de mytho- logie dont il est juste de profiter. M. Jay a cherché ses jumeaux de Léda dans un précis de l'histoire de France depuis rassemblée des notables jusqu'en 1882; c'était prendre la révolution ab oi^o. Quel rôle a joué M. l'abbé de Montesquiou à travers cette longue période? Hélas! il y fut presque perdu au milieu de la foule des grands noms , comme dans les phrases incidentes du discours de son successeur au fauteuil. Quelques haran^^ues pronon- • cées à l'assemblée constituante, ses services comme mem- bre d'un comité royaliste, et sa réputation de brillant causeur, d'abbé de société, en firent un ministre de Louis XVIir. Tout semblait si facile aux malheureux Bourbons eu 181 4, que M. de Montesquiou, plus assidu dans ses salons que dans ses bureaux , se crut la dupe d'une mystification, lorsqu'on lui apprit au milieu d'une soirée que Napoléon avait fait f insigne folie de se jeter sur les c6tes de France. A son second retour, Louis XV'IIl ALBUM. 331 croyant avoir enfin acquis l'expérience des hommes , fit de Tabbë ministre un académicien par ordonnance. Aussi M. Jay, que quinze ans d'opposition n'ont pas rendu in- juste, n'a pas craint de proclamer Louis XVIII un homme d'esprit. MalheureuscmentM.de Montesquiou en usa avec le fauteuil comme naguère avec son portefeuille; ce fut encore pour lui une sinécure, et il ne parut en aucune manière aux réunions de ses confrères. M. Jay a perdu là l'occasion de disserter sur l'académicien de droit et l'académicien de J'ait. L'abbé de Monlesquiou ne savait s'il était plus l'un que l'autre, d'après la réponse qu'il fit à un candidat qui venait solliciter sa voix, u Est-ce que je suis académicien? » lui dit-il. De non apparentibus et non existmtibiis eadem est ratio. Si le candidat eût su que M. de Montesquiou touchait ses appoinlemens , il ne se fût peut-être pas contenté de cette réponse; mais M. Jay l'ignorait lui-même. C'est M. Arnault qui nous a révélé que M. de Montesquiou ne dédaignait pas l'obole académique, par égard pour ses confrères, et la malice avec laquelle M. Arnault a appuyé sur cette délicatesse nous a fait soupçonner qu'il y a à l'Académie des grands seigneurs (jui dédaignent de se présenter chez le caissier. Pourquoi, dirons -nous, l'Académie a-t-clle la vanité de se recruter quelquefois parmi les grands seigneurs, comme s'il n'y avait pas quarante hommes de lettres en France? Pour revenir à M. Jay, il est assez remarquible qu'à propos de l'éloge d'un abbé, il ait surtout vanté Voltaire et sa philosophie. C'est qu'en tiernière analyse M. de Montes- quiou était abbé comme il était académicien, de nom seulement. Aussi M Arnault, qui avait moins de ménage, mens à garder que le récipiendaire, a-t-il appuyé davan- tage sur ses titres négatifs, sur les à peu près et les quasi de son mérite M. le directeur s'est félicité de pouvoir du moins justifier l'élection de son nouveau confrère par des droits plus positifs, et il a proclamé M. Jay, successeur de l'abbé Moptesquiou , un des plus dignes disciples de 332 REVUE DE PARIS, ce même Voltaire qui signait quelquefois « capucin indi- gne. '> Il faut bien oser le dire aux pères conscrits de la France littéraire , ils se retranchent trop dans la littéra- ture de l'empire, littérature morte, et qui de son vivant ne fut qu'une littérature d'imitation. Je concevrais encore que ces hommes de lettres émérites se défendissent; mais atta- quer etattaquer toujours, c'est de leur part trop de fidélité aux mœurs plus belliqueuses que littéraires de i8o4 à 1 8i4; il est vrai qu'ils prétendent venger Corneille, Racine et A ol- taire : honneur, à jamais honneur à cette trinité auguste! Mais vraiment ce n'est pas elle qui est en danger ; ce n'est pas elle qui règne à l'Académie 5 j'en appelle à la mc- . destie de ses vengeurs. C'est contre la littérature dite im- périale , qui n'a été que le froid pastiche de celle de Louis XIV. que s'est ameutée la réaction actuelle, et voilà ce qui rend excusable la barbarie calculée où sont tombés quelques énergumènes de la littéiature dite Shatspea- rienne : pastiche pour pastiche , c'est encore celui-ci qui est le moins ennuyeux. J'espère d'ailleurs que dans son anathème, obligé , M. Arnault fait m petto une exception Cil faveur de quelques hommes de la génération actuelle, comme ils font eux quelques exceptions en f iveur des dé- bris de l'empire. Les i.énéralilés n'offensent personne , et nous avons vu sourire parmi les auditeurs ceux-là même qui aiuaient pu prendre pour eux ou leurs amis quel- ques-uns des traits décoches par l'orateur; comme de leur côté, en sortant de la séance, ils auraient bien pu com- parer les quarante immortels à d'immobiles pétrifications littéraires, sans offenser aucun d'eux en jiarliculier. Mais j'ai dit qu'ils s'étaient contentés de î^auiirc ; la jeunesse est généreuse. Par suite des mêmes sentimens on a pu trouver que M. Arnault, dont naguère la proscription académique excita de si vives et si unanimes sympathies, aurait dû récriminer avec moins d'amertume contre ceux qu'il a compares à Ërostrate, et qu'il na pas voulu nom- mer. Je ne nierai pa qu'il y ait beaucoup »j'aual(»;;ie eu- ALBUM. 3Î3 tre le palais de l'Institut et le temple d'Éphèse , et que les membres de la chaste Académie rendent des oracles plus sûrs que ceux des prêtres de la chaste Diane; mais le crime de M. de Vaublanc n'c'lait pas tout-à-fait celui d'un incendiaire ni d'un \'andale. Il aimait les arts jusqu'à se prêter, tout ministre qu'il était, h poser , chez M. Le- mot, pour la statue équestre de Henri IV, et si son ordon- nance donna à l'Académie des inutilités telles que l'abbé de Montesquieu, elle lui valut en déilommagcment des illustrations auxquelles l'Académie préfère de temps ea temps des inutilités , que nous sommes trop polis pour indiquer. Elle lui valut M. Laine ; elle lui valut M. de Chàle.iubriand, (jui n'avait pas encore siégé, quoique élu, M. de Chateaubriand ,dont la place vide attligeait mardi dernier tous ses amis , et nous aurions aimé qu'une voix eût osé , au moins sous le voile de l'allégorie, parler pour l'illustre écrivain dans cette enceinte ornée des statues de Fénélon et de Bossuet. M. Arnault a cédé la parole à M. Andrieux , chargé de faire le rapport du prix que l'Académie eût voulu décer- ner au meilleur ouvrage sur la charité pour accomplir le phiianihropivque legs de M. de Monthyon. M. Andrieux a l'art d'animer par d'ingénieuses intonations le souifle de sa voix près jue éteinte. Ses phrases parlées ont surtout un charme de diction qui se prête admirablement aux parenthèses malicieuses de l'a parte. Il s'est fait écouter avecplaisir, eta été spirituel comme toujours. Malheureu- sement, après ce discours sur la charité, M. Lemercier s'est cru obligé de terminer la séance par une lecture très-peu charitable, la lecture d'une ode intitulée : JppeL aux Muses contre la dégradation de la morale publique et des beaux-arts. C'est une rétractation solennelle des hérésies de l'auteur de quelques mélodrames atroces ou lugubres, mais qui ne pourrait certes nous faire oublier Pinto. Ve- nir se fustiger ainsi soi-même en public était donc une capucinade académique fort inutile. Cette amende hono- TOME m. 2i) 334 REVUE DE PARIS. rable devait-elle d'ailleurs se transformer en un court complet de mythologie? Chaque strophe de l'ode de M. Lemerciera son dieu ou sa de'esse. Cette litanie païenne ne vaut pas la P anhypocrisiade de l'auteur, où , s'il m'en souvient bien, Oe longs farfadets Sonl de la c[ueue au bec transformés en sifflets , et où les critiques se font une guerre si peu courtoise : .... L'un des plus bouillans , qui veut lui répliquer, Sentant à ses esprits les paroles manquer, Pour mieux humilier sa critique verbeuse , Lui tire , en grimaçant , une langue moqueuse. Celui-ci , pour punir ce dédain trivial , Se tourne en lui montrant son anti-facial. [La Panhj-pocrisiade.) On a écouté religieusement M. Lemercier; il a même été une ou deux fois applaudi par ses confrères, et la séance a été levée. A. — ACADÉMIE nOYALE DE MUSIQUE. — LA TENTATIOR , ballet- Opéra en 5 actes. — Ceux-là qui se figurent que le salut d'une anie chrétienne est un petit souci pour les anges, et ceux-là encorequi pensent que l'on entre de plain-pied dans le ciel et sans que Ton ait une grande lutte à sou- tenir avec les démons qui sont là comme des voleurs, in- festant toutes les roules par lesquelles on arrive à la cité éternelle , ceux-là, disons-nous, pourront lire le récit qui va suivre, et alors s'ils ont mal fait leur compte, ils le referont. Il y eut jadis un homme qui , s'étant retiré dans le dé- sert, y menait en présence du Seigneur une vie d'austé- rili's et de prières. Cet homme s'était dit ; J'ai la chair ALBUM. 93d prompte et le cœur facile; si )e reste clans le monde, je trouverai tant et tant d'occasions que je deviendrai dant peu de temps un vrai gibier d'enfer ; et il s'était en allé à l'écart, et il tâchait d'entretenir son aroe dans une grande perfection de sainteté. Satan, ayant remarqué son manège, le surveillait de près , car dès sa naissance il l'avait toujours regardé comme un des siens; et , cotnme il rûi eu un grand désappointe- ment si un pareil prédesilué lui eût échappé, il avait soin de le tenir toujours en haleine , lui envoyant force pensées charnelles et force tentations auxquelles le solitaire savait bien résister. Cependant la sainteté de sa vie était vue avec une grande édification dans tous les licUX d'alentour ; joignez à cela que dans son ermitage il recelait une statue de la Vierge à laquelle les habitans de la contrée avaient grande dévotion , et vous ne serez pas étonnés du nombre de pieuses visites qu'il recevait chaque jour, et de l'excel- lente chère qu'il aurait pu faire s'il eût voulu , avec les provisions qu'on lui apportait de tous côtés. Un jour que beaucoup de monde était venu à son ermi- tage , qu'il avait bcni les petits enfans que lui présentaient de jeunes mères, belles et avenantes , qu'il avait entendu de jeunes ûlles chanter avec leurs douces voix de saints cantiques en l'honneur de la vierge, et qu'il avait eu grande peine à les empêcher de former de saintes danses autour de sa statue ; que de grandes dames suivies de leurs pages n'avaient pas dédaigné , pour le visiter, de se mêler à cette foule au milieu de laquelle elles brillaient d'un grand éclat de parure mondaine, il y eut un orage. La chaleur était brûlante. Quand l'ermite fut seul, il se sou- vint , par tous ses sens, des jeunes enfans , des jeunes mè- res , des jeunes 6lles et des grandes dames, et son sang s'alluma. Comme il luttait avec peine contre ces pensées, une jeune paysanne, épouvantée par l'orage, vint irapper à la cellule. Elle était belle et mourante de peur et de 336 REVUE DE PARIS, fatigue ; l'ermite accomplit à son égard tous les devoir» de la charité chrétienne; il lui servit les meilleurs meU» de sa table, lui donna à boire du vin généreux qui aurait rendu à un agonisant le courage de vivre; et comme elle usait de toute celte hospitalité avec timidité , il se mit à la lui prêcher d'exemple, mangeant et buvant avec elle plus qu'il ne faisait quelquefois en plusieurs semaines , si bien que son sang circula encore plus vite ; et comme l'orage ne se passait pas et que cette belle jeune femme était tou- jours là devant lui, et que sans doute le diable était der- rière qui le poussait, il pensa qu'une heure de plaisir comptant éfait quelque chose, même au prix de tout ce qui en pourrait arriver; ou plutôt il ne pensa plus, car son sang le brûlait, car il avait bu , c r c'était un jour d'atroce chaleur, et il avait des femmes plein les yeux, tant il en avait vu le matin ; et sans doute le démon lui dérobait le peu de pensées qu'il pouvait avoir, puisqu'il ne songea pas même à la foudre qui roulait sur sa tête, en sorte donc qu'il se résolut à pécher avec cette femme qui était là et qui lui avait apportée l'orage. Mais l'orage qui la lui avait apportée la lui ôta ; car au milieu de ses efforts pour la séduire il fut frappé par le tonnerre , qui sait quelquefois descendre à propos. Il ne fut pas plus tôt mort que les anges s'avancèrent pour recueillir son ame , et la transporter au ciel. Mais, soit que les démons eussent moins de chemin à faire, soit qu'ils fussent plus prestes ou qu'ils se fussent tenus mieux prêts à tout événement, ils étaient déjà arrivés et com- mençaient à s'emparer de l'ame, qui , disaient-ils , était en état de péché, quand les anges arrivèrent. Cependant, comme ceux-ci participent de la puisSiince divine , qui est au-dessus de celle de Satan , quoique étant venus tard , ils ne perdirent pas leurs droits, et force fut aux démons d'accepter une composition. Il fut convenu que la vie serait rendue au mort, et toute liberté laissée à l'enfer pour le tenter. Si trois tentations consécutives ne le détournaient ALBUM. 337 jpas de sa route , il irait an ciel; son ame, qui était par- tie, lui revint sous la forme d'une flamme bleue comme on en voit quelquefois le soir errer à Tcntour des cime- tières et dans d'autres lieux solitaires. Les dé monsavaientét(i fortement piques quand ils virent cette proie qu'ils croyaient tenir leur dcliapper; aus>i ju- gèrent-ils bien qu'ils ne la manqueraient pas à une seconde épreuve. Toute l'armëe infernale fut convoquée; on la vit arriver, sapeurs et tambours en tête, et dans un aussi bel ordre qu'aucune troupe qui ait jamais déûlé. C'était vrai- ment un coup-d œil étrange qui vous eût étonné en même temps et prêté à rire que cette milice grotesque et ef- froyable descendant un escalier de quelques millions de marches en venant se ranger sur une esplanade au bord d'un lac glacé et borné par des montagnes de neige ; car il est bon de vous dire que les plaines de l'enfer ne sont pas toutes de feu , et que les horreurs de l'hiver s'y mon- trent aussi quelquefois. Quand toutes les forces de l'empire infernal furent réunies, on tint conseil, et l'on crut d'abord qu'il serait décidé que les sept péchés capitaux, qui vinrent étaler toutes leurs ressources, seraient chargés de tenter le saint homme; mais Satan, ayant craint que cette attaque ne manquât d'unité, pensa à faire exprès un instrument de tentation. Cet instrument, vous pensez que c'était une femme, l'ermite ayant déjà fait voir qu'il pouvait faillir par là. On mit dans une chaudière fortement chauffée tous les ingrédiens nécessaires à une conjuration des plus ter- ribles. Après plusieurs bouillons jelés on relira le produit de cette épouvantable cuisine : c'était une chétive femme ayant les cheveux rouges et un teint veit, comme si sa chair eut été en porcelaine de couleur. On vit qu'il avait manqué quelque chose à l'opération, car celte fenmie pa- raissait plutôt faite par sa laideur pour gagner des âmes au paradis. On la rejeta dans la chaudière, on fit bouillir encore , et l'on remua avec une fourche. A la seconde foi^i. 29. 338 REVUE DE PARIS, il sortit un être ravissant de grâce et de beauté; seulement il ayait au cœur une tache noire, ce qui ne pouvait s'éviter, puisque étant fille de l'enfer elle tenait ce mal de famille. Mais les ajusteraeus de femme cachent souvent des défauts plus difficiles à celer. Satan fit lui-même l'éducation de i:et enfant chéri ; lui-même il lui apprit tous ses sens l'un après l'autre, les tournant tous uniquement à des usages de volupté. Cela fait, l'ermite fut livré pour être tenté. Par une soirée bien froide d'hiver, à l'heure où le soleil, semblable à une tache de sang, descend tristement à l'ho- rizon, on entendit dans la campagne blanchissant sous les frimas le bruit lointain du cor. C'étaient cliasseurs de haut lieu qui s'appelaient au rendez-vous. Et en efiFet bientôt on les vit arriver, montés sur de riches eoursiers, à un pavillon de chasse qui tout à coup s était élevé dans un Jieu où jamais on n'en avait connu , et aussitôt les tables furent dressées et le vin commença à couler avec les pro- pos joyeux et les chansons; et dans les cuisines souterraines il y avait un tel bruit de gens travaillant à dresser le repas, et il y avait tant de feux allumés, et on en enten- dait sortir tant de clameurs et tant de clartés que vous eussiez dit que c était la cuisine de l'enfer, et certes vous ne vous fussiez pas trompé, car aussi était-ce elle , les sei- gneurs pour lesquels on travaillait si fort étant les démons, qui avaient arrangé tout cela pour que l'ermite ne pût leur échapper. Et en effet, pendant qu'ils étaient là à banqueter si joyeusement, le saint homme arriva souffrant la faim elle froid, et sa souffrance s'augmenta quand il vit si près de lui les fenêtres illuminées et derrière des gens à table mangeant au chaud , et quand il vit passer des plats que l'on montait des cuisines en si grand nombre qu'il n'aurait pu les compter si l'envie lui en eût pris; et alors, s'étant approché pour demander l'hospitalité, il vit venir à lui Satan, qui était vêtu d'un potirpoint et d'un justaucorps ïK)ir et or , et coiffé d'une toque à plume noire, et comme ALBl'M. 339 il y avait une croix de pierre dans le voisinage, les anges, qui jouaient aussi leur partie, l'ayant placée là pour que l'ermite se souvînt du ciel au milieu de ses épreuves, Satan aurait voulu le décider à insuller à ce signe de la rédemp- tion; mais l'ermiie aima mieux souffrir le froid et la faim, et Satan en fut pour sa démarche. Ce fut alors qu'il com- mença à produire celte femme que sa puiss.ince infernale avait créée, et comme parcetle même puissance il lui avait donné les traits tie l'autre femme qui avait si fort ému l'ermite avant sa mort, celui-ci, croyant la reconnaître, se sentait attiré vers elle. Cependant, comme au lieu de brûler, ainsi qu'il avait fait le jour de l'orage, ce jour-là il grelottait de froid ; et comme peut-être aussi il se sou- venait de la leçon que le tonnerre lui avait donnée, il se maintint, et aima mieux souffrir la faim et voir toujours passer les plats, qui ne discontinuaient pas, et entendre les rires et les chants des étrangers qui mangeaient au chaud, que tle suivre cette créature. Celle-ci pourtant ne se décourageai! pas, et peut-être il eût été entraîné à la fin, quand il lui vint un rciifort du côté du ciel. Des pè- lerines qtii voyagcaicnL malgré la froidure s'arrêtèrent dans le même lieu, et comme elles n'avaient pas non plus de quoi manger, elles chantèrent au pied de la croix les plus beaux cantiques qu'elles savaient, ce qui leur aida à oublier leur faim et le vent du nord qui souillait dans leurs vêteraens. Il faut qti'il y ait une bien grande harmonie dans le» voix de femmes qui chantent ensemble les louanges de Dieu , car la fille de l'enfer elle-même, malgré la tache noire qu'elle avait au cœur, fut émue, et en même temps admirant la vertu et la bonne mine de l'ermite, qui se défendait si bien d'elle, commença à séprendre pour lui d'un chaste amour, et voyant combien il souffrait , elle fut chercher des provisions dans la cuisine , et lui donna bien à manger et aux pèlerines. Ce (pie voyant Satan , il fut transporté de colère, disant qu'on ne pouvait donc ;«• 340 REVUE DE PARIS, mais compter sur une femme , et il sortit plein de mauvais desseins contre l'ermite et la renégate de l'enfer; mais l'heure delà première te ntation étant écoulée , l'ermi le n'eut qu'à invoquer la croix , et ce pavillon que l'art de l'enfer avait élevé s'embrasa, et les démons qui banque- taient , et les cuisiniers qui y faisaient les sauces et qui rôtissaient le j^ibier, commencèrent à y ardersifort qu'ils se sauvèrent hurlant comme des diables que dans le fait ils étaient. Après ce fut un autre genre de tentation ; car l'ermite fut transporté en Orient , dans un harem où des femmes chantèrent et dansèrent devant lui , et rien d'aussi beau ne lui avait jamais apparu que ce séjour voluptueux, où tout reluisait d'or, où l'on entendait le bruit des jets d'eau et des fontaines, qui ne s'arrêtaient ni jour ni nuit, et d'où l'on découvrait une ville immense avec ses mosquées et ses minarets ; et c'était eucoie Satan et les démons qui s'étaient déguisés en eunuques, ce qui leur prêtait fort à rire , et qui menaient toute l'intrigue. Ils ne manquèrent pas de lui représenter la femme de leur fabrique, à la- quelle ils avaient fait une sévère leçon surTamour qu'elle avait pris pour son ermite; et comme sa vue et l'air de volupté qu'on respirait dans le harem ne suffisaient pas pour enflammer le saint homme, ils eurent recours à la jalousie , qui est un très-bon moyen pour augmenter l'a- mour, et ils firent venir un pacha , devant lequel dansa la jeune Miranda ( c'était le nom de itur femme, et ils l'a- vaient appelé Miranda de ce qu'en tffetelle était admira- ble , et de ce que rien d'aussi beau n'avait jamais paru en aucun lieu du monde); et quand Miranda eut dansé, le pacha lui jeta un mouchoir , comme ils fout d'ordinaire quand ils veulent qu'une femme soit à eux. A cette vue, l'ermite fut pris d'une grande colère ; les démons , pro- fitant du moment, lui donnèrent un poignard pour qu'il tuât son rival, pensant lui faire commettre, outre le péché de la chair, celui de l'homicide ; mais Miranda ALBUM 54* courut à lui , et lui arracha le poignard ; cai* elle vit qu'il était trop obsddé pour résister, et ils se sauvèrent ensem- ble par une fenêtre du sérail, ce qui mit fin à la seconde tentation. Avant que la troisième épreuve ne commençât , il fut permis au pauvre ermite de prendre du repos; et, ayant été rendu à sa cellule , il s'y endormit. Pendant qu'il dor- mait, la jeune paysanne, qui avait failli être cause de sa chute, fut envoyée \k par les anges, pendant que Mi- randa y était envoyée p»r l'enfer. Ce fut une étrange chose que la rencontre de ces deux femmes, qui virent bien qu'elles se ressemblaient , et qui pourtant n'étaient pas soeurs. Elles se regardèrent Ion g- temps avec un éton- nement mêlé de crainte , puis elles se rapprochèrent et se parlèrent. La tache originelle de Miranda s'était effacée, en sorte que l'autre femme n'eut d'elle aucune défiance, et elle lui remit une croix qui pourrait aider au salut du saint homme, dont elles s'occupaient toutes deux. Cependant l'heuredela troisième tentation était venue* et elle promettait d'être plus terrible que les deux autres qui avaient, précédé. L'ermite, s'étant réveillé, vit tout à coup éclore en silence autour de lui des formes hideuses d'animaux et d'êtres immondes , auxquels aucune langue n'aurait pu donner un nom ; puis peu à peu le silence fut troublé par des cris et des hurlemens de toute sorte , et le nombre des apparitions s'accrut encore , et il 6nit par se trouver en si grand nombre que l'air et la terre pou- vaient à peine les contenir, et il y avait là des configura- tions d'animaux comme jamais aucun peintre n'aurait pu en réaliser, à moins qu'il n'eût travaillé durant son som- meil, en se débattant contre les fumées de son estomac, durant une digestion laborieuse. Et quand toute cette ar- mée hideuse de démons et d'êtres malfaisans et railleurs fut réunie, alors commença un bruit de voix et d'instru- mens inconnus, à faire perdre l'esprit, et l'ermite était au milieu de ccttp troupe , qui le mystifiait dans tous les 342 REVUE DE PARIS, «cns. Ici c'ëtaîent des squelettes qui riaient dans leurs ot et qui dansaient; plus loin des poissons volans quil'as- flourdissaient de leurs ailes. Qui pourrait dire toutes les imaginations de l'enfer pour troubler sa raison? Un maî- tre d'armes vint à lui avec toute la gravité des gens de son état , et il essaya de le décider à faire assaut avec lui. Durant ce temps , un autre , la pochette à la main, vou- lait lui montrera danser de force , et il lui présentait une jeune et jolie danseuse pour qu'il dansât avec elle le me- nuet , et cependant le vacarme continuait autour de lui, et des femmes nues venaient étaler leurs beautés à se» yeux , et le tiraient par ses vêtemens pour qu'il fit atten- tion à elles. Quand Satan vit que ce déluge de terreur ne parvenait pas aie submerger, il fit avancer la réserve, et Miranda parut ', mais elle n'eut pas plus tôt vu Termite qu'elle courut à lui , et lui donna la croix qu elle avait reçue pour lui. Armé de ce signe terrible , il fit évanouir toute Ven- geance infernale qui l'obsédait. Alors les démons furieux déchirèrent en pièces leur créature, et Termite , qui était sorti vainqueur des trois tentations , commença à s'avancer vers le ciel; mais les démons, qui sont de mauvaise foi, ne s'embarrassèrent guère de tenir le traité, et ils cou- rurent après la proie qui leur échappait, ce qui fut cause que les anges vinrent en armes pour que Tarae du saint ne leur fût pas ravie; et il y eut un grand combat dans le ciel entre les anges et les démons. Les démons , à leur ordinaire, furent vaincus , et le ciel, qui s'ouvrit dans ses profondeurs incommensurables , laissa voir la place où l'ame de Termite allait s'asseoir, à côté des saints et des patriarches. Four Miranda , si elle avait eu une ame , cette ame eût été reçue dans le ciel; mais il n'y a que Oieu qui crée des âmes, et Satan n'en peut donner à ses créa- tures qu'un simulacre, en sorte que lorsque Miranda eut été détruite, il ne resta rien d'elle qu'un peu de poussière qui se dissipa au vent. ALBUM. ^5 P. S. La légende que nous venons de conter se trouve, mot pour mot et expressément réalisée , dans le ballet- opéra qui a pour titre la Tentation. 11 faut dire ensuite qu'à rijistoire de ce drame plein de poésie se trouvent joints une magnificence inouïe de décors et de costumes , des danses pleines de nouveauté et de couleur , uue mu- sique originale et expressive, tous les élémens, en un mot, d'un immense et populaire succès. Les auteurs de cet ouvrage sont, pour le libretto ^ un homme détalent, qui ne veut pas qu'on le nomme , et dont tout le monde sait le nom; M. Coraly pour la partie chorégraphique. La musique est de deux jeunes compositeurs pleins d'es- pérance, MM. Gide et Halevy. Les décors sont de MM. Delaroche, Roqueplan , Eugène Laray, Edouard Bertin et Feuchères , tous noms qui ont peu besoin de commentaire. Il faut surtout louer la décoration du troi- sième acte, qui représente le rendez-vous de chasse, la vue d'hiver. Cette décoration est de M. Camille Roque- plan. Charles Babou. (^S^ ^«A VM AA« «AM« , 329 riN PF L4 TABLE DU TROISIEME TOLIMF. V'^'S^W' Jf lD ^=^ 3S)^ >i-^^